L’étoile jaune, symbole de la Shoah détourné, instrumentalisé et banalisé
Les mouvements complotistes, soutenus par Jean-Marie Bigard en France, reprennent depuis ces derniers mois ce symbole nazi pour dénoncer une prétendue "dictature sanitaire"
Il y a 79 ans aujourd’hui, le dimanche 7 juin 1942, le port de l’étoile jaune entrait en vigueur pour les Juifs dans les territoires de la France occupés par l’Allemagne nazie.
Ce symbole, en forme d’étoile de David que les Juifs de France étaient obligés de porter sur leurs vêtements à gauche sur la poitrine, a, ces derniers mois, bien souvent été repris par des individus opposés à la vaccination contre le coronavirus, au port du masque et plus généralement aux mesures de lutte contre la pandémie.
En établissant ainsi un parallèle entre les crimes nazis et les décisions gouvernementales liées à la COVID-19, ils entendent ainsi dénoncer une prétendue « dictature sanitaire ».
Ainsi, le mois dernier, l’humoriste français Jean-Marie Bigard comparait l’idée du pass sanitaire à l’étoile jaune.
« C’est une honte nationale ! Je compare et il faut absolument mettre un signe distinctif comme on a fait avec les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale », avait-il hurlé au micro de la chaine RT. « Pourquoi on ne nous en met pas ? Ça ne serait pas plus pratique de mettre un signe pour dire ‘je ne suis pas vacciné’ ? Je vais guérir tout seul avec mes anticorps, je n’ai pas besoin de cette merde dans mon corps. […] Pourquoi je me ferais vacciner ? »
À la manif anti #PassSanitaire de cet après-midi, je crois que même RT a eu un petit malaise. Écoutez jusqu’au bout. Si vous avez le courage. pic.twitter.com/rLEm35RuYl
— Tristan Mendès France (@tristanmf) May 22, 2021
Fin mai, des t-shirts flanqués d’une étoile jaune indiquant « non-vacciné » ont fait leur apparition sur Amazon – avant d’être retirés.
Aux États-Unis, l’élue républicaine Marjorie Taylor-Green, connue pour ses prises de positions pro-Trump et complotiste, a elle aussi comparé le passeport vaccinal à l’étoile jaune. « Les employés vaccinés obtiennent un logo de vaccination comme les nazis forçaient les personnes juives à porter une étoile jaune », avait-elle écrit le 25 mai dernier sur Twitter.
Vaccinated employees get a vaccination logo just like the Nazi’s forced Jewish people to wear a gold star.
Vaccine passports & mask mandates create discrimination against unvaxxed people who trust their immune systems to a virus that is 99% survivable.https://t.co/6X6VNolcA7
— Marjorie Taylor Greene ???????? (@mtgreenee) May 25, 2021
Si ses propos ont été vivement condamnés par les élus républicains à la Chambre et au Sénat, ils ont été salués par la communauté QAnon, dont Marjorie Taylor-Green a plusieurs fois revendiqué être proche avant son élection au Congrès.
Avant ces récentes prises de position, des manifestants et des internautes anti-vaccins avaient déjà eux aussi repris l’étoile jaune nazie, certains l’arborant sur la place publique. Des exemples ont été observés dans le monder entier, et notamment en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, en République Tchèque, à Nouméa et même en Israël – parmi d’autres endroits.
À la place du mot « Juif » figurant sur l’étoile jaune d’origine, est inscrit généralement la mention « non vacciné » ou « sans vaccin ».
Ainsi, comparer le traitement des individus non-vaccinées à celui des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale est devenu un classique des mouvements complotistes et anti-vaccination.
Dans un article pour le média K publié le mois dernier, Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch, rappelait « la constance avec laquelle l’antisémitisme jalonne la ‘culture’ complotiste contemporaine » et revenait sur la présence grandissante de l’étoile jaune dans des manifestations.
Il s’inquiétait de cette instrumentalisation et de la banalisation du symbole, repris dans divers contextes qui n’ont rien à voir avec la Shoah ou les Juifs.
« L’analogie victimaire prospère sur un fantastique analphabétisme historique. Contrairement au négationnisme, son intention n’est pas de réécrire l’histoire du crime mais d’enrôler sa mémoire au service d’une cause qui lui est étrangère. En se juchant de la sorte sur les cimes de l’horreur, on cherche à réveiller les consciences. Ce faisant, pourtant, on piétine la mémoire qu’on prétend honorer. Car à convoquer sans discernement la mémoire de la Shoah, on insinue tout simplement qu’elle ne fut pas si terrible. C’est là contribuer à sa banalisation », a-t-il écrit.
« En instrumentalisant l’étoile jaune pour en faire un symbole disponible et au service de toutes sortes de causes, on renforce moins la cause qu’on défend qu’on ne prête main-forte aux négationnistes », a-t-il ajouté.
Dans son « Humeur du Matin » le 27 mai dernier sur France Culture, le journaliste Guillaume Erner disait lui trouver « frappant la manière dont le mot juif – ou l’un des thèmes qui lui est associé – s’immisce dans l’actualité alors qu’il n’a absolument rien à y faire ».
« En l’occurrence, à ma connaissance, aucun vaccin utilisé aujourd’hui ne peut être raisonnablement qualifié de juif », ironisait-il. « On ne vaccine pas dans les synagogues, les rabbins n’occupent aucun rôle dans cette histoire, et cependant, il se trouve un homme, acclamé par d’autres [Jean-Marie Bigard], pour entrevoir du signifiant juif dans cet épisode. »
« C’est assez vertigineux, et pas complètement inédit : au moment des Gilets jaunes (mouvement né je crois autour d’une taxe sur le carburant), il avait été à nouveau question des Juifs. Il avait bien sûr été question des Juifs, alors que le Talmud est assez peu loquace en matière de taxe sur le diesel. Vous me direz que je suis obsédé par cette question, ce n’est pas faux, mais hélas je ne suis pas le seul. Imaginez par quel cheminement intellectuel, combien de siècles de pensées tordues, ont été nécessaires pour considérer que le symbole le plus éclairant, le mot le plus pertinent à utiliser, à tout propos, au sujet de la vaccination anti-COVID aujourd’hui, d’un débat sur le gazole hier, et demain, pourquoi pas, d’une interdiction des cintres de teinturier, bref tout cela se ramène à une réflexion sur la question juive. C’est dommage que les mots ne s’usent pas, parce que celui-ci mériterait quelques années de repos pour signifier à nouveau quelque chose. »
Glenn Cloarec a contribué à cet article.