Macron/islamisme : les réactions en Tunisie
Député justifiant le meurtre de Samuel Paty, intellectuels défendant la liberté d'expression : les Tunisiens restent partagés et choqués des propos du président français
Député justifiant le meurtre de Samuel Paty, intellectuels défendant la liberté d’expression, un principe chèrement acquis en Tunisie : la défense par le président français Emmanuel Macron des caricatures du prophète Mahomet a entraîné un vif débat dans ce pays.
Il y a une semaine, lors de l’émouvante cérémonie d’hommage à Samuel Paty, professeur décapité dans un attentat islamiste pour avoir montré à ses élèves des caricatures du prophète, M. Macron a promis que la France ne renoncerait pas à ces dessins.
Cette promesse a déclenché un flot de critiques dans le monde musulman, du Maroc au Pakistan.
Pays lié à la France, la Tunisie n’a pas échappé à un vif débat, notamment sur les réseaux sociaux, dont les effets les plus outranciers relèvent d’une « peste émotionnelle », affirme Raja Ben Slama, professeure de lettres et de civilisation arabes et psychanalyste.
Dans un pays où la liberté d’expression est le principal acquis de la révolution de 2011, il a toutefois aussi permis l’échange public d’arguments contradictoires et nuancés.
Pour le philosophe et anthropologue Youssef Seddik, défenseur d’une lecture moderne du Coran, « le président français a commis certainement un impair », dont le but était sans doute « électoraliste », face à une « extrême droite » à l’offensive.
« Par ses propos, il a jeté l’islam (en pâture) à tous ceux qui détestent l’autre, (…) au Rassemblement national (le parti de Marine Le Pen, NDLR), aux racistes, il a jeté aux chiens cette chose qui a des aspects majoritairement bons », déplore-t-il.
Selon lui, M. Macron aurait dû « intégrer dans son discours les 99 % de musulmans qui ne seront jamais des terroristes, au lieu d’accuser par l’expression ‘séparatisme islamique’ une religion représentée par des gens biens, normaux et simples ».
Mais « il ne faut pas mélanger nos relations avec la France avec la passion qui fait réagir certains », clame M. Seddik.
Dans le sud de la Tunisie, quelques dizaines de manifestants ont brûlé samedi le drapeau français.
Contrairement au Maroc, où le gouvernement a « vigoureusement » condamné les caricatures, et à l’Algérie, dont le Haut Conseil islamique a fustigé une « campagne virulente » contre l’islam, les dirigeants tunisiens n’ont pas réagi aux propos de M. Macron.
« Droit au blasphème »
Mme Ben Slama défend les propos de M. Macron, qui « n’a pas critiqué le prophète ».
Il s’est exprimé en tant que « président d’un pays démocratique qui a une tradition laïque et une tradition du droit au blasphème », argue-t-elle.
Elle fait partie d’une quarantaine d’intellectuels tunisiens à l’origine d’une pétition appelant à juger un député islamiste qui a justifié l’assassinat de l’enseignant français en qualifiant l’atteinte au prophète musulman de « plus grand des crimes ».
Cette intellectuelle déplore aussi les « discours islamophobes insupportables » dans nombre d’émissions de chaînes télévisées françaises – assez suivies en Tunisie.
« Les Français doivent respecter les particularités des autres et arrêter de stigmatiser les femmes voilées par exemple », dit cette universitaire, regrettant des « réactions démesurées qui expriment une psychologie des foules, fondée sur l’émotion », de part et d’autre.
La Tunisie connaît elle-même bien le problème de l’islamisme radical : après une modernisation à marche forcée sous le président Habib Bourguiba (1957-1987) et un strict contrôle des cultes sous Zine el Abidine Ben Ali (1987-2011), qui a réprimé les mouvements islamistes, la Tunisie a vu des milliers de jeunes se tourner vers le jihadisme après la révolution.
Les Tunisiens ont constitué l’un des plus gros contingents de combattants du groupe Etat islamique en Syrie, en Irak et en Libye, et le pays subit une vague d’attentats sanglants.
Dans le même temps, la Constitution de 2014, compromis historique arraché entre des visions très divergentes sur la place de la religion, a consacré la liberté de conscience et la liberté d’expression… tout en faisant de l’Etat le garant du sacré.
Cette notion de sacralité se retrouvait dans nombre de réactions de Tunisiens, choqués des positions du président français sur les caricatures.
Des internautes ont appelé au respect du prophète en partageant massivement des chansons religieuses faisant l’éloge de leur « bien-aimé » voire en soutenant l’appel au boycott des produits français.
« Evoquer le prophète ou l’islam de cette manière est une insulte », estime Azouz Samoudi, la soixantaine, un passant à Tunis.
« Nous sommes contre l’extrémisme religieux et le terrorisme mais ce qui est en train de se passer actuellement, le manque de respect envers les musulmans et leurs convictions religieuses, ce n’est pas acceptable ! », estime Mourad Nemri.
Le député indépendant Yassine Ayari a résumé cette exaspération sur Facebook : « Mépriser la culture d’autrui n’est pas une liberté d’expression ».