Pourquoi un agriculteur israélien est félicité d’avoir tué ses cultures ?
Face à l'insistance de sa femme Ilana, Doron Toweg a laissé mourir ses aubergines, alors qu'il se joignait à un mouvement pour observer le précepte biblique de la shemita
MOSHAV AZARIA, Israël (JTA) – La ferme de Doron Toweg est aussi calme, paisible et imperturbable que sa voix. Mis à part le bêlement occasionnel de Gila et Simcha – deux moutons élevés par Toweg et sa femme Ilana – la ferme est totalement paisible.
On est loin de l’agitation qui régnait quotidiennement ici avant les fêtes de Rosh Hashanah des années précédentes, lorsque le bavardage des ouvriers agricoles thaïlandais rivalisait avec le grondement des tracteurs tournant au ralenti – le genre que Toweg conduisait dans les publicités télévisées pour Strauss, l’un des plus grands distributeurs alimentaires d’Israël, à l’époque où il était le fournisseur exclusif d’aubergines de la société.
Cela a pris fin en 2014, lorsque Toweg a volontairement détruit toute sa récolte d’aubergines. Il a injecté du poison dans leurs lignes d’irrigation – un geste spectaculaire – pour se conformer à un commandement biblique exigeant que les Juifs laissent leurs champs en jachère tous les sept ans.
« Strauss pensait que j’étais tombé sur la tête », a déclaré Toweg à propos de la société de distribution après avoir annoncé son intention de se conformer scrupuleusement aux règles relatives au commandement de donner aux champs un congé sabbatique, appelé shemita.
La société a rompu leur contrat. Ses autres clients, entrepreneurs et créanciers étaient, eux aussi, loin d’être satisfaits.
Pourtant, ce soudain virage spirituel a fait de Toweg, agriculteur de troisième génération dans le centre d’Israël, le gourou d’un mouvement croissant de juifs orthodoxes en Israël et au-delà, qui souhaitent que davantage d’agriculteurs cessent de profiter d’une faille – qui permet aux juifs de continuer à travailler leurs terres et à faire des profits avec leurs récoltes – pendant les années de shemita.
Une autre année de shemita a commencé à Rosh Hashanah en septembre dernier. Au cours des deux premières semaines, Toweg estime que 3 000 personnes sont venues à la ferme pour lui demander des bénédictions. La première personne à s’être présenté était un homme d’apparence haredi (ultra-orthodoxe) qui tenait un morceau de papier froissé contenant une directive du rabbin Chaim Kanievsky, certainement la plus grande autorité rabbinique parmi les juifs haredi, dont les funérailles, le mois dernier, ont été parmi les plus importantes de l’histoire d’Israël.
La note demandait à l’homme de rechercher une bénédiction auprès d’un fermier qui observe la shemita, car il n’y a « personne de plus croyant ».
En tant que femme de l’agriculteur et catalyseur de la foi de son mari, Ilana Toweg est devenue une prophétesse involontaire, donnant de l’espoir à des dizaines de personnes qui se présentaient devant sa porte en la suppliant d’intervenir en leur faveur et de demander à Dieu de les bénir en leur donnant une bonne santé, un enfant ou un conjoint. Chaque vendredi soir, après avoir allumé les bougies du Shabbat, Ilana passe plus de deux heures et demie à lire les demandes qu’elle a reçues.
Ilana Toweg a également participé à un événement organisé par Jamie Geller, la version orthodoxe de la célébrissime Rachael Ray, qui a attiré 4 000 femmes à Jérusalem fin février.
Geller a surpris Ilana Toweg en l’invitant à monter sur scène pour rencontrer deux femmes hassidiques à qui elle avait donné une bénédiction en 2014. Les femmes, qui luttaient contre l’infertilité, ont donné naissance à des garçons, dont une paire de jumeaux, le même jour, neuf mois et demi après avoir reçu une bénédiction de Toweg.
« Je tremblais, je pleurais et j’étais extrêmement émue », a déclaré Mme Toweg au sujet de cette rencontre. « Mais », a-t-elle ajouté en souriant, « il y a un énorme sentiment de responsabilité en sachant que toute personne qui me demande un bébé peut désormais s’attendre à accoucher dans les neuf mois et demi. »
L’événement était organisé par Keren Hashviis, une organisation qui est le « fer de lance » du mouvement de la shemita. Le groupe a dépensé 66 millions de dollars cette année pour subventionner les agriculteurs israéliens qui ne produisent pas de récoltes. Il y a sept ans, lors de la dernière année de shemita, le budget alloué n’était que de 27 millions de dollars.
La shemita ne s’applique qu’aux terres situées en Israël et appartenant à des Juifs. (Certains agriculteurs juifs hors d’Israël s’engagent à observer la shemita bien qu’ils ne soient soumis à aucune obligation religieuse). La moitié de ces terres sont en jachère cette année, contre un quart il y a sept ans, selon le directeur général nord-américain de Keren Hashviis, Shia Markowitz.
« La mitzvah de la shemita incombe à chaque Juif, quel que soit l’endroit où il vit. Mais comme nous ne pouvons pas tous la respecter [sur le plan pratique], Dieu a créé un autre moyen de la faire tous ensemble », a-t-il déclaré. « C’est l’ultime élément unificateur ».
Décider de se conformer aux règles strictes de la shemita n’a pas été facile pour Doron Toweg. Bien qu’il ne soit pas orthodoxe lui-même, il suivait déjà de nombreux commandements liés à l’agriculture, tels que les dîmes et l’orlah, ou le fait d’attendre trois ans avant d’utiliser les fruits d’un arbre nouvellement planté.
Mais lorsqu’il s’agissait de la shemita, il s’était toujours appuyé sur un « allègement de la loi » – connue en hébreu sous le nom de heter mekhira – qui permet la vente symbolique de fermes à des non-Juifs pendant la durée de l’année sabbatique. Cette pratique est similaire à celle qui permet aux Juifs de vendre leur hametz, ou nourriture non cachère pour Pessah, à des non-Juifs pendant Pessah.
Ilana Toweg avait déjà déclaré que son mari observerait la prochaine année de shemita pour des raisons non religieuses – « C’était pour des raisons complètement égoïstes. Je voulais qu’il se repose », dit-elle – et une rencontre fortuite avec un jeune juif orthodoxe, un mois avant Roch Hachana en 2014, a convaincu Doron Toweg.
« Il m’a dit : ‘tu vas renoncer si facilement à une mitzvah que nous avons attendu 2 000 ans en exil -avant de pouvoir l’accomplir ?' » se souvient Toweg. « Cela m’a fait quelque chose et j’ai pensé : « Si je ne fais pas cette mitzvah, qui le fera ? ». »
Dans un premier temps, Toweg a décidé de ne laisser que ses champs ouverts, totalisant environ 100 acres, en jachère, mais de conserver les serres sur la base de l’allègement de la loi qu’il avait utilisé jusque-là. Immédiatement après Rosh Hashanah et le début de l’année de shemita, il a planté 20 000 jeunes plants d’aubergines.
Mais des représentants de Keren Hashviis lui ont alors dit qu’ils ne l’aideraient pas s’il ne respectait pas la shemita dans son intégralité.
Toweg a accepté et, sur les instructions des rabbins de l’organisation, il a coupé l’arrosage des aubergines pour les laisser mourir. Les rabbins s’attendaient à ce que les plantes meurent en une semaine et demie, mais Toweg savait que ce ne serait pas le cas. Les aubergines sont des légumes robustes qui peuvent tenir un certain temps sans eau. Plus d’un mois plus tard, les plants assoiffés avaient atteint 60 centimètres de haut et ne montraient aucun signe d’affaiblissement. Le déracinement des plantes étant impossible, il ne restait qu’à injecter un agent désinfectant dans le système d’irrigation. Une fois libéré, le produit chimique se transforme en gaz et les plantes meurent.
« Pendant si longtemps, ces plantes ont attendu de l’eau ; elles ont finalement entendu le système s’activer, mais ce n’était pas de l’eau, c’était du gaz. Du poison », dit Toweg, la voix posée. « Bien sûr, il y a un parallèle avec les Juifs qui attendaient de l’eau, mais cela s’est avéré être du gaz et tout le monde est mort brutalement. Ça a été une étape difficile pour moi. »
Les paiements du Keren Hashviis ont atténué la douleur. Le groupe soutient plus de 3 500 agriculteurs sur 169 500 acres de terre, en contribuant jusqu’à 45 % des dépenses de logistique de chaque agriculteur et en couvrant les dépenses importantes comme le loyer et les moissonneuses-batteuses. L’organisation apporte également son aide d’autres manières, par exemple en assurant la liaison avec les organismes gouvernementaux compétents et en négociant avec les propriétaires pour réduire les loyers pendant la shemita.
Cependant, ce qu’elle ne fait pas, c’est pallier directement la perte de revenus. Mais il existe d’autres sources de soutien pour les agriculteurs israéliens, notamment de petites subventions du gouvernement et des dons de femmes, dont beaucoup ont été à l’initiative de Mme Geller.
La célèbre cuisinière, qui n’a pas grandi dans la pratique de la religion orthodoxe, a déclaré avoir été profondément touchée par les histoires qu’elle a entendues de la part des agriculteurs israéliens alors qu’elle s’approvisionnait en miel et en épices israéliens pour sa gamme de produits. Elle a lancé sa propre campagne, Support Our Farmers, qui collecte des fonds auprès de tous les Juifs, quel que soit leur courant religieux, et dont la mission va au-delà de la facilitation de la shemita.
« La nourriture est un moyen incroyable de relier les gens à leur identité et à leur patrimoine. Mais la prochaine génération ne poursuivra pas l’agriculture parce que les grandes entreprises ont pris le dessus », a déclaré Mme Geller. Elle a fait remarquer que l’âge moyen des agriculteurs israéliens est de 65 ans et que les agriculteurs représentent moins d’un pour cent de la population. (Dans d’autres pays développés, les agriculteurs représentent 2 à 3 % de la population).
Mme Geller a déclaré que l’éducation et la sensibilisation à la shemita ont représenté une tâche colossale. Un sondage réalisé avant le lancement de sa campagne a révélé que 50 % des personnes interrogées pensaient que shemita était synonyme de shmatta, le mot yiddish pour « chiffon ».
« J’ai moi-même grandi dans un foyer juif et très sioniste, défilant chaque année dans la parade de Yom Haatsmaout. Pourquoi n’étais-je pas au courant de la shemita ? » a demandé la native de Philadelphie.
Mais tout le monde en Israël, y compris au sein de ses autorités religieuses, ne s’accorde pas à dire que le respect strict de la shemita est nécessaire ou même préférable. Les partisans de la heter mekhira au sein du bloc nationaliste religieux d’Israël – ce que les Américains pourraient appeler les orthodoxes modernes – considèrent que cette échappatoire vieille de 125 ans est non seulement légitime mais optimale. Ils pensent que la préservation de la solvabilité agricole d’Israël – ainsi que les moyens de subsistance des agriculteurs individuels – est d’une importance capitale, et que le fait de s’appuyer sur des produits étrangers ou cultivés par des non-Juifs est contraire à de nombreux principes fondamentaux du sionisme religieux.
Le rabbin Ari Kahn, maître de conférences en études juives à l’université Bar-Ilan, soutient que les réalités modernes peuvent et doivent l’emporter sur d’autres considérations, y compris les interprétations les plus strictes de la loi juive.
« La réponse à ce qui est idéal dépend de la réalité à laquelle vous êtes confronté. S’il est question d’un fantasme sur l’ère messianique, la réponse sera particulière. Mais s’il est question de l’État d’Israël moderne, dans le quel vivent de nombreuses personnes non religieuses voire même non juives, alors l’idéal sera le heter mekhira« , a déclaré Kahn.
Selon Markowitz, il y a des problèmes avec le heter mekhira. Tout d’abord, il n’y a pas de contrôle pour s’assurer du respect de toutes les conditions halakhiques, ou légales juives.
« À partir du moment où l’agriculteur signe le document de heter mekhira, il n’y a aucune supervision. Personne ne vient vérifier qu’aucun Juif ne travaillent la terre [ni ne viole la halacha] », a-t-il déclaré.
Kahn concède qu’il n’y a pas, à sa connaissance, de supervision quelle qu’elle soit tout au long de l’année de la part du rabbinat israélien, mais maintient qu’au fil des ans, de nombreuses mesures ont été prises pour affiner les conditions du heter mekhira. Par exemple, le rabbinat se coordonne désormais avec le ministère de la Justice pour s’assurer que les ventes sont juridiquement validées devant un tribunal civil et pas seulement rabbinique.
(Une troisième option pour observer la shemita est une pratique appelée otzar beit din – dans laquelle le tribunal rabbinique prend la propriété de la terre, la rendant ainsi sans propriétaire. Et dans certains cas, les agriculteurs peuvent obtenir une permission spéciale pour cultiver dans des serres des plantes qui ne nécessitent pas d’être plantées dans le sol).
Pour les Toweg, il existe une myriade de raisons d’observer pleinement la shemita et trop peu pour continuer à justifier le heter mekhira.
« Même si cela peut être difficile pour les agriculteurs, il est encore possible de respecter la shemita correctement aujourd’hui car il n’y a pas le risque de famine qu’il y avait autrefois », a déclaré Ilana Toweg.
Outre les avantages agricoles liés au repos du sol, Ilana Toweg note également l’impact environnemental de la shemita. Selon elle, la shemita inculque des valeurs qui correspondent aux pratiques de durabilité adoptées par les militants juifs de l’environnement ces dernières années. En plus d’économiser de grandes quantités d’eau et d’énergie, les contraintes financières ont contraint les Toweg à réduire leur consommation.
« Le fait de devoir se serrer la ceinture vous oblige à réfléchir à tout ce que vous achetez avant de l’acheter », explique-t-elle.
Néanmoins, selon Mme Toweg, c’est la croissance spirituelle et émotionnelle qui a permis à son mari et à elle-même de maintenir la tête hors de l’eau pendant cette année de shemita.
« Cela permet de prendre du recul et de se souvenir de ce qui est important dans la vie », dit-elle. « Vous vous arrêtez de courir et soudainement vous avez du temps pour vous concentrer sur le spirituel et du temps à passer avec votre famille. »
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