Avec le conflit entre Musk et l’ADL, les deux camps règlent leurs comptes
Des critiques qui avaient déploré le tournant à gauche de l'Anti-Defamation League fustigent la menace de poursuites du magnat ; d'autres la dénoncent car elle outrepasserait son mandat
Le différend public qui oppose, aux États-Unis, Elon Musk et l’Anti-Defamation League (ADL) est en train de prendre la forme d’un combat aux enjeux considérables pour les parties impliquées dans la bataille sur les frontières de ce qui peut être aujourd’hui considéré comme un discours politique acceptable.
Musk, le magnat de la high-tech qui a acheté Twitter, l’année dernière – rebaptisant ensuite le réseau social en lui donnant le nom de X – a levé de nombreuses restrictions qui étaient en place pour limiter les discours de haine présumés et autres contenus soumis à modération sur la plateforme dans le cadre de sa campagne revendiquée en faveur de la liberté d’expression. L’ADL, un groupe de veille de premier plan qui combat l’antisémitisme et le racisme, a ouvertement critiqué la politique mise en place par Musk, rejoignant les appels lancés aux annonceurs à renoncer à X pour promouvoir leurs campagnes de publicité. Ce mois-ci, Musk a menacé l’ADL de porter plainte pour diffamation à son encontre.
Cette confrontation est la dernière illustration du bras de fer de longue haleine qui a lieu entre les groupes de lutte contre les haines, comme l’ADL – une organisation établie en 1913, qui emploie des centaines de personnes et qui dispose d’un budget annuel de plus de 80 millions de dollars – et des plateformes qui, comme X, rejettent les demandes de censure de leurs contenus.
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La bagarre a offert aux observateurs un nouvel aperçu de l’arsenal diversifié – composé d’armes légales et médiatiques – qui a pu être utilisé dans cette lutte menée au nom de la liberté d’expression au cours des 15 dernières années. Mais peut-être plus encore que cela n’a jamais été le cas lors d’affrontements précédents sur une présumée « censure », la dispute actuelle expose aussi au grand jour les divisions dans les camps respectifs des deux parties, rajoutant les tensions internes aux pressions externes dans une rixe qui vise, in fine, à définir le caractère de X – qualifié, autrefois, de « plus grande place urbaine du monde ».
Ce face-à-face entre l’ADL et X a certains contours partisans : l’ADL est placée sous la direction de Jonathan Greenblatt, ancien collaborateur de Barack Obama qui a défendu avec ferveur la nature non-partisane du groupe tout en l’alignant sur les valeurs progressistes d’inclusion. Centriste auto-proclamé, Musk a fait savoir, l’année dernière, qu’il votait républicain et il a fait la promotion de voix conservatrices pro-Trump tout en libérant le discours extrémiste à la gauche de l’échiquier politique.
Le déclenchement des hostilités actuelles a eu lieu le 2 septembre, quand Musk – qui compte plus de 155 millions d’abonnés sur Twitter – a partagé une publication écrite par Eva Vlaardingerbroek, une intervenante conservatrice néerlandaise, qui incluait le hashtag « #BanTheADL » (Interdisez l’ADL).
Le hashtag est devenu ensuite une tendance sur X, provoquant un déluge de discours antisémites, a confié Greenblatt à CNN.
Il a ajouté que les racistes avaient fait la promotion du hashtag suite à sa rencontre, le mois dernier, avec la directrice-générale du réseau social, Linda Yaccarino.
La reprise du hashtag par Musk a entraîné des critiques – pas seulement de la part de Greenblatt mais aussi de la part de conservateurs peu proches de l’ADL et qui soutiennent généralement les politiques de non-intervention de Musk.
« Ce hashtag ne contient aucun sens commun, aucune bonne foi, il est impossible de s’y rallier. Il est semblable à ces gens qui tentent de déguiser l’antisémitisme sous ‘l’antisionisme’, » a écrit l’auteur et journaliste conservateur Seth Mandel, lui-même Juif. Mandel, dans le passé, a fustigé l’ADL dans de longs écrits, dénonçant notamment la prise de parole de l’organisation sommant les annonceurs de porter atteinte à X en touchant ses revenus issus de la publicité.
Mandel avait qualifié cet appel au boycott « d’énorme erreur », ajoutant toutefois que l’ADL faisait dorénavant figure « de bouc-émissaire » dans le sillage de cette campagne.
Anthony L. Fisher qui, en 2020, avait écrit des articles en profondeur qui affirmaient que l’organisation gonflait volontairement le nombre de crimes de haine attribués à l’extrême-droite, a pour sa part mis en doute les antécédents de défenseur de la liberté d’expression de Musk.
« Musk imagine qu’il est un absolutiste de la liberté d’expression malgré un certain penchant de sa part à poursuivre en justice ses critiques, à suspendre de manière arbitraire les journalistes qu’il n’apprécie pas – sans parler du fait qu’il a interdit certains usagers pour leurs discours de haine (quelque chose qui était très répréhensible, selon Musk et ses sbires, quand c’était les anciens dirigeants de Twitter qui le faisaient) », a écrit Fisher vendredi dans The Daily Beast.
Certains partenaires de l’ADL, à l’étranger, ont pris la défense du groupe dans le cadre de cette querelle avec Musk. Alex Ryvchin, co-directeur-général de l’organisation Executive Council of Australian Jewry, a dit au Times of Israel : « J’ai personnellement constaté et subi beaucoup plus d’antisémitisme sur la plateforme depuis que Musk en a pris les rênes ». Les accusations de parti pris idéologique ou politique lancées à l’encontre de l’ADL, a-t-il ajouté, « ont pour objectif de saper son travail et d’affaiblir la lutte contre l’antisémitisme ».
Dans un récent entretien publié dans The Atlantic, Greenblatt a fait savoir que l’ADL avait abandonné le boycott de X que le groupe avait appelé de ses vœux au mois de novembre.
« Jusqu’à la semaine dernière, l’ADL faisait des campagnes de publicité sur Twitter. Ainsi, l’idée même que nous tentions de ‘tuer l’entreprise’ est une fiction », a-t-il déclaré.
Mais l’ADL a renoncé à ses publicités sur X, a confié Greenblatt au Jewish Insider, après la reprise du hashtag #BanTheADL par Musk.
Les annonces de l’ADL « se sont arrêtées dès que ces attaques ont commencé, la semaine dernière », a ajouté Greenblatt. « Les marques prennent les meilleures décisions pour elles, et nous avons pris une décision ».
Dans un fil sur X, le 5 septembre, Musk a écrit : « Les annonceurs évitent les controverses et ainsi, tout ce dont l’ADL a eu besoin pour faire s’effondrer nos revenus publicitaires aux États-Unis et en Europe a été de lancer des accusations sans fondement ». Musk avait commencé son post par une déclaration affirmant qu’il était contre « l’antisémitisme sous toutes ses formes ».
Dans ce fil, Musk est entré dans le débat portant sur Chaya Raichik, une Juive orthodoxe suivie par un large public d’extrême-droite et qui, disait-il, était la preuve de ce que l’ADL déviait de sa mission initiale pour poursuivre un agenda politique dont X devait être l’une des victimes.
« L’ADL a vraiment tenté de faire fermer des comptes comme celui de Chaya, même s’il n’a rien à voir avec l’antisémitisme – cet antisémitisme qui est pourtant inscrit en grosses lettres dans sa charte présumée », a indiqué Musk en évoquant le compte de Raichik sur TikTok.
Fort de 2,5 millions d’abonnées, le compte raille les membres de la communauté LGBTQ+ et leurs soutiens, utilisant parfois des invectives critiques ou hostiles, comme le terme « groomer » aux connotations pédocriminelles. Le compte aurait de l’influence sur les décisionnaires politiques de droite, et il aurait aidé à les pousser à faire interdire les livres ou les cours portant sur les problématiques LGBTQ+ dans les écoles ou dans les bibliothèques.
L’article écrit au sujet de Raichik dans le « Glossaire de l’extrémisme » mis au point par l’ADL omet toute référence à sa judéité, expliquant qu’elle « s’efforce de créer le scandale et d’attiser l’hostilité à l’égard des membres de la communauté LGBTQ+ en partageant des contenus sur les réseaux sociaux qui sont volontairement sortis de leur contexte. » Musk a ultérieurement promis de diffuser des éléments prouvant que l’ADL a cherché à faire interdire le compte de Raichik sur X.
L’ADL avait été, de la même façon, accusée de s’adonner à des manœuvres politiques lorsqu’elle s’était opposée, en 2018, à la nomination de Brett Kavanaugh à la Cour suprême, une nomination qui avait été décidée par Trump. « Les antécédents judiciaires » de l’homme « ne reflètent pas l’indépendance avérée » pourtant nécessaire chez un juge, avait estimé Greenblatt, entraînant des plaintes déplorant que par ses propos, il avait franchi les limites du mandat de l’ADL.
Sur son site internet, l’ADL déclare « lutter contre l’antisémitisme, contrer l’extrémisme et se battre contre les fanatismes ».
Les tentatives du groupe de veille de suivre le discours libéral tout en essayant, par un véritable exercice de funambule, de conserver son positionnement non-partisan avaient atteint leur paroxysme en 2020, quand l’ADL avait changé sa définition du racisme, qui était alors « la croyance qu’une race particulière est inférieure à une autre ou supérieure à une autre ». L’organisation avait opté pour une définition différente, qui évoquait « la marginalisation et/ou l’oppression des populations de couleur ».
Les critiques avaient accusé cette nouvelle définition, qui avait été adoptée au lendemain du mouvement de protestation Black Lives Matter, de laisser de côté de nombreuses expressions d’antisémitisme, et l’ADL avait encore modifié la définition pour affirmer que le racisme « survient quand des individus ou des institutions offrent une évaluation ou un traitement plus favorable » sur la base de la race.
Plusieurs commentateurs juifs, habituellement critiques de l’ADL, ont profité de la bataille entre Greenblatt et Musk pour faire part de leurs griefs au sujet de l’ONG.
« Soyons clairs au sujet de l’ADL, c’est un groupe aux intérêts progressistes qui affirme s’exprimer au nom des causes juives – ce qui est un mensonge », a ainsi déclaré le 6 septembre le conservateur Ben Shapiro, un Juif orthodoxe, dans son podcast « The Ben Shapiro Show » qui est diffusé sur sa propre plateforme médiatique, Daily Wire.
Ron Coleman, un avocat juif orthodoxe originaire de New York, qui prône une liberté d’expression exempte de toute censure, a qualifié pour sa part l’organisation placée sous l’autorité de Greenblatt « de simple antichambre du parti Démocrate, une antichambre exemptée d’impôts », dans une tribune parue le 5 septembre dans Newsweek qui se penchait sur le conflit opposant l’ONG à Musk.
Coleman, qui avait fait du bénévolat au sein de l’ADL dans les années 1980 et 1990, a déclaré que l’organisation était « aussi non-partisane que c’était raisonnablement possible » lorsqu’elle était dirigée par Abe Foxman, son ancien responsable, que Greenblatt était venu remplacer en 2015. « Foxman tirait une grande fierté de cet esprit relativement non-partisan », a-t-il ajouté.
Tout a changé, selon Coleman, lors de l’élection à la présidence américaine de Donald Trump. L’ADL, qui avait réclamé le départ de Trump de la Maison Blanche, le condamnant de manière répétée pour son racisme présumé, « a sauté sur Trump à pieds joints, d’une manière totalement conforme à ce qu’on est en droit d’attendre d’un groupe rattaché aux Démocrates », a dit Coleman.
Mais tandis que Trump est un homme politique de droite, qui a un certain capital de séduction auprès des nationalistes, « c’est avec Raichik que l’ADL a réellement révélé son jeu », a-t-il poursuivi. « L’ADL a révélé la dérive de sa mission, qui se confond dorénavant avec la politique de l’identité à gauche, à tel point que quelqu’un qui ose s’en prendre à ce genre de problématique est sanctionné – comme c’est le cas pour Chaya ».
Des Juifs conservateurs et autres ont aussi accusé l’ADL de préférer montrer ses muscles sur les questions relatives à l’antisémitisme de droite, tout en minimisant les expressions ou le racisme antijuifs à gauche et en ignorant la singularisation des Juifs haredim, notamment à New York, lorsque la communauté avait été pointée du doigt en raison de son non-respect des directives d’urgence qui avaient été émises pendant la crise de la COVID-19.
Un porte-parole de l’ADL n’avait pas répondu à notre demande de réaction concernant les critiques de l’organisation à l’égard de Raichik au moment de la rédaction de cet article.
Sur son site internet, l’ADL évoque les accusations portant sur un éventuel esprit partisan du groupe dans une section intitulée « Mythes & Faits autour de l’ADL ». L’organisation explique « éviter délibérément tout esprit partisan. L’ADL dénonce l’antisémitisme à droite comme à gauche ».
Alors même que le conflit qui oppose le groupe à Musk permet aux détracteurs juifs de l’ADL d’exprimer leurs doléances sur les activités de l’organisation et sur la performance de son directeur, c’est la même chose pour les centristes et les conservateurs qui rencontrent des difficultés avec Musk de manière générale ou avec son approche de l’organisation en particulier.
« En singularisant l’ADL, en disant qu’elle est en particulier responsable de la suppression de la liberté d’expression, il a mis le feu aux poudres », estime Philip Klein, rédacteur en chef du National Review Online, un média conservateur, dans une Opinion datée du 7 septembre. « Ceux qui considèrent les Juifs comme les seuls responsables de tous les maux de la terre reprennent les propos de Musk sur l’ADL pour valider leur vision du monde ».
Après que Musk a accusé l’ADL d’être « la plus grande source d’antisémitisme sur cette plateforme » en demandant la suppression de comptes, Yair Rosenberg, de l’Atlantic – qui n’avait pas épargné ses critiques, dans le passé, en direction de l’ADL et de l’antisémitisme de gauche – est monté au créneau.
Dans une Opinion, le 6 septembre, Rosenberg a accusé Musk de perpétuer un trope antisémite ancien, celui que « ce sont les Juifs eux-mêmes qui provoquent et qui sont responsables des persécutions dont ils sont victimes ».
Dans l’entretien accordé à Atlantic, Greenblatt a reconnu que l’ADL avait une large interprétation des problématiques justifiant ses interventions. Mais, a-t-il ajouté, c’est ainsi que fonctionne l’organisation depuis au moins sept décennies. De nombreux Juifs américains, a-t-il ajouté, avaient pensé que « la désintégration des écoles d’Amérique n’était pas une question juive. Mais les dirigeants de l’ADL pensaient le contraire et ils se sont dressés, ils ont pris des risques et je pense qu’ils se sont finalement positionnés du bon côté de l’Histoire ».
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