Dupond-Moretti, nouveau garde des Sceaux compliqué
Durant ses 36 ans de prétoire, l’avocat, pas là pour la morale, a notamment défendu Abdelkader Merah (un "honneur") et a souvent exprimé son rejet de l’extrémisme
Le nouveau gouvernement, dont la composition a été annoncée lundi soir, compte dans ses rangs l’avocat le plus célèbre de France, connu pour son franc-parler mais aussi sa virulence à l’égard des magistrats : Eric Dupond-Moretti. Ténor du barreau surnommé « acquittator », sa nomination en tant que ministre de la Justice fait office de (grande) surprise du nouveau gouvernement. La passation de pouvoir s’est déroulée ce mardi matin.
Connu pour « sa grande gueule », ce novice en politique, franco-italien âgé de 59 ans, devient garde des Sceaux six mois après un mouvement historique de grève des avocats contre la réforme des retraites.
Ce fils d’une femme de ménage, né dans le nord de la France, est à l’origine de 145 acquittements, ce qui lui a valu le surnom de « acquittator », et son nom apparait dans de nombreux grands procès de ces dernières années.
En 2017, sa défense du frère du terroriste Mohamed Merah – qui a tué le rabbin Jonathan Sandler et deux de ses enfants, Gabriel, 3 ans, et Aryeh, 6 ans ainsi qu’une autre petite fille de 8 ans, Myriam Monsonégo en lui attrapant violemment ses cheveux en mars 2012 à l’école Ozar HaTorah de Toulouse, – Abdelkader, avait déchainé les passions. « C’est le procès le plus difficile de ma carrière. J’en ai pris plein la gueule, j’ai été insulté. On a dit que j’étais la honte de la profession, on a menacé mes enfants. » Mais ça a été « pour moi un honneur » de le défendre, avait-il alors dit. « J’ai accepté [de le défendre] car je suis effaré par la façon dont le terrorisme a déjà anesthésié notre société. Il nous mange le cerveau. »
Il a aussi expliqué ne pas être là pour la morale mais pour le droit et affirmé qu’il aurait pu défendre « l’homme Hitler » s’il le lui avait demandé, mais « à condition de ne pas justifier l’idéologie nazie ».
Lors de ce procès retentissant, des militants venus soutenir les victimes de l’école juive l’avaient insulté et lui avaient reproché avec virulence sa défense du frère du terroriste, jugé complice et condamné à trente ans de réclusion.
« Ce ne sont pas les familles des victimes qui m’ont insulté dans les couloirs du palais de justice. Ce sont quelques extrémistes juifs, qui d’ailleurs s’en sont pris à madame Latifa Ibn Ziaten. Ils l’ont confondu avec la mère Merah. Ce sont des fouteurs de merde, voilà pourquoi ils étaient là », avait ensuite affirmé l’avocat dans l’émission « C à Vous » sur France 5.
Parmi ses autres clients qui ont défrayé la chronique, on retrouve également Karim Benzema, Bernard Tapie, Jérôme Cahuzac, Georges Tron, Alexandre Djouhri, Saad Lamjarred ou encore Julian Assange.
Dans la salle d’audience, Dupond-Moretti rend coup pour coup à ses adversaires. Il use de sa présence physique intimidante pour mettre sous pression certains témoins à charge de l’accusation. Jusqu’ici toujours classé à gauche, il dit être devenu avocat par « détestation de la peine de mort ». S’il avait un temps annoncé ne pas vouloir devenir garde des Sceaux, l’homme s’était déjà impliqué en politique, présidant le comité de soutien de Martine Aubry pour les élections municipales de 2008 à Lille.
Avocat des policiers qui ont attaqué en justice Jean-Luc Mélenchon après la perquisition au siège de LFI en novembre 2017, Dupond-Moretti s’est également frotté à la principale populiste de l’autre bord : Marine Le Pen.
Il a ainsi un temps voulu interdire le Front national. « Avec le retour des hirondelles, Marine a découvert que son père était un affreux raciste », avait-il déclaré alors que Jean-Marie Le Pen était suspendu de sa fonction de président d’honneur du parti qu’il a fondé. « Il est raciste depuis toujours. C’est une petite entreprise qui ne fonctionne pas mal. Lui s’est occupé des Juifs, elle s’occupe des musulmans. C’est un parti qui n’est pas républicain, qui a été condamné 19 fois. Je pense qu’il faut l’interdire. Mais c’est compliqué parce qu’après il y a reconstitutions dissoutes. »
« Si on a la volonté de voter pour Madame Le Pen, [il faut prendre en compte] l’ADN de ce parti, comment il s’est construit, et les gens qui gravitent autour d’elle. Florian Philippot, qu’est-ce qu’il est beau, gentil ! Soral, Dieudonné, Châtillon, tous ces bons nazis… Ils sont toujours là. C’est l’ADN de ce parti ! », disait-il dans une autre interview.
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L’an dernier, à la suite de ces propos, un complotiste proche de Dieudonné et d’Alain Soral l’avait interpellé lors d’une conférence sur « ses rapports avec certains lobbys pro-israéliens » – bien qu’Israël ne fut pas du tout l’objet de l’évènement. L’avocat avait alors répondu : « J’ai beaucoup d’amis juifs et je suis très honoré de ces amitiés. Le lobby, je ne le connais pas. Ce genre de discours, je le déteste. Soral, ce n’est pas ma tasse de thé. Le Pen, non plus. Le lobby facho, je ne l’aime pas. Le lobby juif, je ne sais pas ce que c’est. »
Marine Le Pen a été l’une des premières à réagir à sa nomination. « À la justice est nommé un militant d’extrême gauche qui souhaite l’interdiction du RN, premier parti d’opposition », a tweeté la députée. « Ça promet… »
« Quand j’ai su que Dupond-Moretti était nommé ministre de la Justice, je ne l’ai pas cru », a quant à lui déclaré sur LCI le député RN et avocat Gilbert Collard. « J’ai éclaté de rire quand je l’ai su. Je ne voyais pas le président de la République faire une telle erreur. Nommer ce tank vociférateur dans un ministère d’équilibre, de neutralité, où les intérêts des avocats, des magistrats, des personnels pénitentiaires, des victimes, des justiciables, dans un équilibre de respect permanent, doit être organisé, je me suis dit que c’est une folie. »
« C’est quand même l’homme qui a défendu les affairistes et des terroristes, il choisit ses causes », a lui estimé Nicolas Dupont-Aignan, ajoutant que sa nomination est « une mauvaise nouvelle pour les pauvres et pour les femmes ». Par son intervention, il faisait référence aux accusations de sexisme qui ont pesé à l’encontre de l’avocat, qui avait estimé « ahurissant » que « siffler une femme devienne une infraction pénale ».
Jean-Luc Mélenchon a lui appelé le nouveau garde des Sceaux à « rétablir la dignité et l’honneur ». Ian Brossot, porte-parole du PCF, l’a lui qualifié de « grande gueule ».
Eric Dupond-Moretti, en couple avec la chanteuse populaire canadienne Isabelle Boulay, s’était lancé dans cinéma en 2013 et le théâtre en 2019 et devait assurer une chronique matinale sur la radio Europe 1 à la rentrée. Il est en outre fan de chasse et de corrida. En 2013, il avait refusé la Légion d’honneur, mettant en avant son mépris pour cette institution de « copinage politique ».
Déclaration de guerre
Si sa nomination a été bien accueillie par les avocats, elle a en revanche fait l’effet d’un choc chez les magistrats. « Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c’est une déclaration de guerre à la magistrature », a déclaré à l’AFP Céline Parisot, présidente de l’USM, syndicat majoritaire chez les magistrats. Ce « mépris » des magistrats lui a d’ailleurs valu les surnoms d’ « Ogre du Nord » et de « terroriste des prétoires ».
Les magistrats reprochent également à Dupond-Moretti d’être incontrôlable, de ne pas supporter l’autorité et d’être très susceptible, le rendant incompatible avec la fonction de ministre.
« Sa détestation des magistrats est si forte, évidente, connue, paranoïaque presque, que cela dénote de la part du président de la République soit une incompréhension totale de ce que nous sommes, soit une volonté évidente de provocation », a tranché Bruno Thouzellier, ancien président de l’USM. « Le nommer à la Justice est une marque de mépris totale pour les juges. Comme il est intelligent peut-être qu’à l’arrivée, Dupond va simuler un rabibochage. Nous verrons. L’institution judiciaire est forte, elle va faire front même si nous n’avons pas la même résistance que celle des syndicats policiers. Ce n’est pas forcément une catastrophe absolue, mais c’est un coup terrible qui est porté à la justice. »
Le Syndicat de la magistrature (SM) a lui réclamé ce mardi au nouveau garde des sceaux de mettre un terme aux remontées d’informations sur des procédures en cours au ministre de la Justice, mettant en avant son statut d’ex-avocat.
« Votre position particulière – vous étiez jusqu’à hier partie dans un certain nombre des affaires les plus sensibles signalées à la Chancellerie – rend d’autant plus urgent un engagement clair de votre part à mettre fin à ces pratiques prenant effet immédiatement dans les faits par le biais d’une circulaire, avant d’être inscrit dans le code de procédure pénale », écrit la présidente du SM (classé à gauche), Katia Dubreuil, dans un courrier au ministre.
Elle ajoute qu’une telle initiative serait un « signe fort » de la volonté du ministre de « faire progresser l’indépendance de la justice ».
Fin juin, l’avocat s’était emporté, avec sa verve habituelle contre le parquet national financier (PNF), qui a épluché ses factures téléphoniques détaillées, comme celles de plusieurs autres avocats, dans une enquête liée à l’ancien président Nicolas Sarkozy (2007-2012). « Des méthodes de barbouzes », avait-il tonné.
« Et si vous étiez garde des Sceaux, que feriez-vous ? », était-il alors interrogé sur la chaîne LCI. « D’abord, il faut qu’on sépare le siège du parquet » – les juges des procureurs. « Pour moi, c’est impératif. Je fais le ménage là-dedans de façon très, très, très claire », répondait-il. Et de poursuivre : « Je fais un système de responsabilité des juges, parce que les juges ne sont pas responsables de ce qu’ils font aujourd’hui. Ce sont les seuls dans notre société à ne pas être responsables. »
Depuis Robert Badinter, ministre de la Justice de 1981 à 1986, sous la présidence du socialiste François Mitterrand, « aucun avocat du judiciaire n’avait été nommé garde des Sceaux », a relevé Estellia Araez, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF, gauche). « Il est de bon augure qu’un confrère qui a toujours défendu les libertés (…) et qui a participé au combat contre la réforme des retraites soit nommé garde des Sceaux », a-t-elle ajouté.
« Les avocats attendent des actes politiques forts, un ministre qui les soutienne, qui sache ce qu’est être avocat. Eric Dupond-Moretti incarne cela », a souligné Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, qui représente les 70 000 avocats français. « Il représente la liberté de parole, la défense des droits. Cette nomination est un geste d’apaisement envers les avocats. »
Ce mardi matin, lors de la passation de pouvoir avec sa prédécesseure Nicole Belloubet, Dupond-Moretti a tenu à « adresser un message bienveillant à toute la famille judiciaire ». Il a promis que son ministère ne serait « pas [celui] de la guerre, mais celui des libertés ». « Je veux avancer sur un projet qui me tient à cœur : l’indépendance de la justice. Je souhaite être le garde des Sceaux qui portera enfin la réforme du parquet tant attendue. »
Un défi de taille : depuis des années, le rattachement des magistrats du parquet à la Chancellerie nourrit des critiques sur un supposé manque d’indépendance de l’institution judiciaire. Mais changer leur statut nécessite de faire passer une révision constitutionnelle, avec l’accord de l’Assemblée nationale et du Sénat, réunis en congrès.
Eric Dupond-Moretti: "Je serai un garde des sceaux de sang-mêlé, mon ministère sera celui de l'antiracisme et des droits de l'Homme" pic.twitter.com/weAFwM69sx
— BFMTV (@BFMTV) July 7, 2020
Dans son discours concis aux allures de programme, le ministre a ajouté que « [son] ministère sera aussi celui de l’antiracisme et des droits de l’Homme ».
Le nouveau garde des Sceaux a également souligné les « conditions de vie inhumaines et dégradantes » des détenus en France, tout en assurant l’administration pénitentiaire de son « indéfectible soutien ». Il leur réserve sa « première visite » de ministre, après le mouvement social des surveillants de prison qui a marqué le mandat de Mme Belloubet et se rendra dans l’après-midi à la prison de Fresnes (Val-de-Marne), selon une porte-parole de la Chancellerie.
« Dans quelques instants, je mettrai entre parenthèses mon métier d’avocat que j’ai passionnément aimé et que je continuerai à aimer », a-t-il dit. « Pendant près de 36 ans, j’ai sillonné la France, je connais tous les tribunaux, je n’ai pas de la justice une connaissance technocratique, je la connais humainement, intimement, charnellement. »
« Je ne fais de guerre à personne », a-t-il déclaré. « Je veux, avec vous, garder le meilleur et changer le pire (…) »
Glenn Cloarec a contribué à cet article.