Entre blagues salaces et textes sacrés, le YIVO fête ses 100 ans au service de la culture yiddish
Des pièces parfois vieilles de plus de 1 000 ans - entre transcriptions littéraires, journal intime de Herzl, papiers du quotidien et gribouillages d'enfants -, témoignent de la vie des Juifs ashkénazes et relient les Juifs d'avant-guerre à ceux de demain
- Les dirigeants du YIVO, basé à New York, ouvrent des caisses contenant des trésors du YIVO récupérés en Europe, photographiés dans le New Jersey, en 1947. (Avec l'aimable autorisation de l'Institut YIVO pour la recherche juive)
- Le « Livre des enfants du ghetto de Lodz » contient plus de 14 000 autographes d'enfants qui ont vécu dans le ghetto pendant la Seconde Guerre mondiale - ils ne sont que 200 à avoir survécu. Photographie prise dans les archives du YIVO à New York, en mars 2025. (Cathryn J. Prince)
- Des membres du Cercle des collectionneurs de folklore YIVO, connus sous le nom de zamlers, à Varsovie, 1931. (Avec l'aimable autorisation de l'Institut YIVO pour la recherche juive)
- Stefanie Halpern, directrice des archives du YIVO, devant une boîte de questionnaires utilisés pour recueillir des informations sur la culture yiddish au début des années 1920, dans le service des archives du YIVO à New York, en mars 2025. (Cathryn J. Prince)
NEW YORK – Au troisième étage du YIVO Institute for Jewish Research [NDLT : Institut YIVO pour la recherche juive], Stefanie Halpern, directrice des archives, sort avec délicatesse une carte agricole vieille de près d’un siècle de ce qui était alors la Biélorussie. On y voit des fermes, des champs et des rivières et au dos, une histoire plutôt torride et alambiquée en yiddish.
En soi, cette pièce ancienne est un instantané de ce que fut la vie agricole juive. Plus largement, elle témoigne de la culture yiddish florissante que l’on trouvait alors à l’oeuvre dans des milliers de shtetls et de villes en Europe de l’Est. Aujourd’hui que le YIVO fête son centenaire, cette carte signe plus que jamais l’engagement de l’institut à préserver cette histoire et intéresser les générations futures à ses collections.
« Les collections, la programmation et les initiatives éducatives de YIVO racontent l’histoire de ce que nous aimons, de ce que nous avons subi et de la façon dont nous avons résisté. C’est l’histoire sur laquelle le peuple juif va construire son avenir », explique Jonathan Brent, directeur exécutif et PDG de YIVO.
Les archives du YIVO à Manhattan – qui contiennent 75 % des plus de 24 millions d’objets de l’Institut – constituent la plus importante collection d’artefacts d’Europe de l’Est au monde. Être dans ces archives, c’est un peu comme se tenir à l’épicentre de 1 000 ans de vie juive ashkénaze.
« Tout est là : anarchistes, sionistes, bundistes, nationalistes. Nous avons des textes tirés de livres de blagues grivoises en yiddish aux textes les plus sacrés. Une véritable synthèse des richesses de la vie juive au sein de la diaspora. Une lettre d’un porteur d’eau est tout aussi importante que les lettres de Sholem Aleichem », poursuit Brent, installé dans son bureau. Plein de livres et de photos, de papiers et de stylos, on dirait presque une annexe des archives.
C’est un groupe d’intellectuels juifs qui fonde le YIVO le 24 mars 1925 à Vilna, en Pologne (aujourd’hui Vilnius, en Lituanie). Premier centre complet d’enseignement supérieur juif d’Europe de l’Est, il est conçu par ses fondateurs comme un lieu de documentation de la vie juive quotidienne.

Ils ont réuni autour d’eux un bataillon de zamlers, ou collectionneurs amateurs, qu’ils ont envoyés sillonner la campagne. Les décennies suivantes, ces charpentiers, tailleurs, médecins ou encore vendeurs de fruits et légumes y ajouteraient de la musique, des photographies, des contes folkloriques et plus encore.
« L’idée était de préserver une culture en voie de disparition face aux avancées de la modernité. Ils avaient des questionnaires qui demandaient par exemple : « Quels jurons utilisez-vous au marché ? Quelles histoires de rois et de reines connaissez-vous ? Comment célébrez-vous Pourim ? Observez-vous le Shabbat et comment ? », explique Halpern, qui travaille pour YIVO depuis 2016.

La mission du YIVO a pris un tournant radical en 1942 après l’occupation de la Lituanie par les nazis. Désormais dédiée au sauvetage de la culture juive de l’extinction, son équipe de poètes et d’érudits, surnommée la « Brigade de papier », se précipite pour tenter de sauver documents et artefacts qu’ils envoient à New York, siège du YIVO depuis 1940.
Grâce à cette « Brigade de papier », les collections new-yorkaises de YIVO, qui s’étendent sur près de 5 200 mètres linéaires, comprennent désormais plus de 400 000 volumes, dont 2 000 volumes rares voire uniques datant du XVIe siècle. Elles s’enorgueillissent par ailleurs de la plus grande collection de livres, brochures et journaux en yiddish au monde.

Parmi les objets les plus intrigants découverts au détour de ces piles figurent des fragments de la pièce « Der Dibek », précurseur du début du XXe siècle de « L’Exorciste », écrit en yiddish par Shloyme Rapaport, mieux connu sous son nom de plume, S. Ansky. Selon les informations des premiers archivistes du YIVO dans les années 1950, c’est Hayim Nahman Bialik, un poète hébreu, qui a traduit la version originale en hébreu. Suite à l’incendie qui a détruit le premier manuscrit en yiddish, Ansky a traduit la version en hébreu de Bialik en yiddish ; quelques pages fragmentaires de cette œuvre ont été sauvées du ghetto de Vilna.

Un autre des joyaux de ces archives est à l’évidence le journal intime de Theodore Herzl, en cuir rouge foncé, dans lequel le père du sionisme moderne a consigné ses pensées entre 1881 et 1884.
« Il y notait surtout ce qu’il lisait, mais il contient les germes de sa pensée sur la nécessité d’une patrie juive », explique Halpern.
Exhibant cette fois un artefact de sinistre mémoire – le portrait d’un responsable nazi –, Halpern retourne le tableau pour révéler qu’il n’a pas été exécuté sur une toile ordinaire, mais sur un morceau de rouleau de Torah profané.
« Ça ne leur suffisait pas de détruire le peuple juif par le meurtre, ils voulaient aussi l’exterminer culturellement », explique-t-elle.

L’un des artefacts les plus poignants de la collection de YIVO est ce que l’on appelle le « Livre des enfants du ghetto de Lodz ». Décoré à la main et remis au chef du Conseil juif la veille de Rosh HaShana 1942, il contient les signatures de 14 587 élèves et 715 enseignants ; seuls 200 enfants signataires de ce livre survivront. La vivacité d’esprit d’un facteur non juif a sauvé le livre lorsque le ghetto a été liquidé en 1943 : il l’a jeté dans un puits à sec qu’il a recouvert de matelas.
Grâce à la « Brigade de papier », le YIVO détient la plus importante collection de documents de sources primaires sur la Shoah en dehors de Yad Vashem. La collection de l’Institut sur la Shoah est évidemment vitale, tout autant que les fonds liés à la culture yiddish florissante que l’on trouve aux États-Unis ou ailleurs.
Il y a par exemple cette boîte contenant une dizaine d’épingles et de rubans de deuil à l’effigie d’acteurs et de scénaristes yiddish célèbres comme Jacob Gordin. L’immigrant d’origine ukrainienne, décédé le 11 juin 1909, croyait que le théâtre devait à la fois éduquer et divertir.

« Les gens avaient l’habitude d’acheter les boutons et de les porter, de la même manière que les gens publient des photos sur les réseaux sociaux ou leurs célébrités préférées aujourd’hui », explique Halpern.
Au moment de fêter son 100e anniversaire, le YIVO entend bien continuer de relier le passé et le présent grâce à des événements, des expositions, des publications et des programmes publics à New York, Varsovie et Vilnius.
Son anniversaire coïncide avec la publication de « Fils et filles », de feu Chaim Grade. Le dernier roman inédit de Grade, dont Elie Wiesel parle comme de « l’un des plus grands, sinon le plus grand, romanciers yiddish contemporains », a été minutieusement traduit du yiddish en anglais, ce qui a pris pas moins de huit ans.

En outre, un tout nouveau centre éducatif et des médias ouvrira ses portes en juin prochain pour permettre aux étudiants et au grand public d’accéder à des sources primaires sélectionnées par des professionnels. Le même mois, YIVO publiera « 100 objets des collections de l’Institut YIVO pour la recherche juive ». Ce livre illustré contiendra des images et des textes évocateurs de l’histoire et de la culture juives modernes au prisme des collections de YIVO, qui embrassent le siècle tout entier.
Par ailleurs, YIVO poursuivra la numérisation de ses collections. L’institut a très récemment mis un point final au projet qui, depuis 7 ans et pour un montant de 7 millions de dollars, lui a permis de numériser 1,5 million de documents. En 2024, ce sont près de 700 000 personnes qui ont utilisé ces documents en ligne, le tout gratuitement. La prochaine étape est un projet prévu pour durer huit ans et qui permettra, grâce aux 8 millions de dollars injectés, de numériser les archives juives relatives au travail et à la politique. Ce projet mettra à la disposition du grand public près de 3,5 millions de documents, dont la plupart étaient jusqu’à présent inconnus du grand public.
« YIVO donne à voir toute la palette de la créativité juive à ceux qui le souhaitent – notre énergie en tant que Juifs, les contributions que nous apportons ; même si nous avons parfois vécu des moments extrêmement difficiles. Cela montre que nous sommes un peuple dynamique et créatif », conclut Brent.
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