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Le tristement célèbre film de Jerry Lewis sur la Shoah fait son grand retour

Les archives de "Le jour où le clown pleura", le film inédit qui a mis fin à la carrière de l'humoriste juif, sont désormais disponibles et pourraient relancer le film

Jerry Lewis regarde dans l'objectif de la caméra pendant le tournage de "The Day the Clown Cried" ["Le jour où le clown a pleuré"], à Paris, le 20 mars 1972. (Crédit : AP Photo/Jean Jacques Levy)
Jerry Lewis regarde dans l'objectif de la caméra pendant le tournage de "The Day the Clown Cried" ["Le jour où le clown a pleuré"], à Paris, le 20 mars 1972. (Crédit : AP Photo/Jean Jacques Levy)

JTA — En 1993, confortablement installé sur le yacht de l’acteur, le critique de cinéma Shawn Levy travaille à la biographie de Jerry Lewis. C’est alors qu’il commence à lui poser des questions sur « Le jour où le clown pleura ».

Levy pressent que ce film inédit de Lewis sur la Shoah va être un sujet difficile à évoquer avec cette légende vivante de l’humour. Sa réponse est bien pire que ce qu’il redoute.

« De toute ma vie, on ne m’a jamais crié dessus comme ça », confie Levy à la Jewish Telegraphic Agency, trente ans plus tard. Il narre par le menu les insultes que lui vaut le fait d’avoir osé aborder la question du film en présence de cet artiste juif alors extrêmement populaire : « Change de personnalité. Tu as un de ces toupets. »

À la fin de cette passe d’armes passée à la postérité dans le milieu de la comédie et que Martin Short rejouera plus tard devant des invités, Lewis met Levy dehors. La star garde le magnétophone de l’auteur de façon à effacer le contenu de leur discussion sur ce film, qu’il a réalisé et dans lequel il a joué.

Cette deuxième rencontre de Levy avec Lewis sera la dernière.

Malgré les efforts de Lewis pour le faire disparaitre des radars, « Le jour où le clown pleura » continue d’exercer une incroyable fascination sur les cinéphiles et est l’un des plus étranges et séduisants regrets de l’histoire d’Hollywood.

Cette tragi-comédie larmoyante sur un clown allemand chargé de divertir les enfants des camps de la mort d’Auschwitz, tournée au début des années 1970, n’a jamais été ni terminée ni montrée – un terreau des plus fertiles pour les rumeurs qui ont alimenté la croyance selon laquelle il s’agissait du pire film de tous les temps, et conduit un Lewis très embarrassé à faire disparaitre les documents concernant le film. À part quelques bribes d’images qui ont fuité en ligne, on n’en sait presque rien.

Aujourd’hui, 53 ans plus tard, la folie de Lewis revient sur le devant de la scène. Un récent documentaire allemand consacré à ce film est en effet présenté en avant-première à la Mostra de Venise ce mois-ci, et un producteur d’Hollywood – Kia Jam – a très récemment fait savoir qu’il avait acheté les droits du scénario original, signé Joan O’Brien et Charles Denton, avec l’intention de sortir le film comme il aurait dû l’être, sans les ajouts de Lewis.

« Ce n’est pas ce que quelqu’un d’autre a fait de ce film qui m’intéresse. C’est la réalisation de ce film qui m’intéresse, ce que nous allons faire », explique Jam à la JTA. Il ajoute que le scénario original l’avait « bouleversé » et qu’il n’avait pas vu d’images de la version de Lewis.

La Bibliothèque du Congrès, qui détient des documents d’archives de ce film, les a mis à la disposition des chercheurs le 28 août dernier. Lewis, qui est décédé en 2017, a fait don de ces documents à la bibliothèque à condition expresse qu’ils ne soient pas disponibles avant 2024. Même les accusations d’agression sexuelle remontées à la surface en 2022 de la part de partenaires de scène de l’acteur n’ont pas dissuadé les cinéphiles de percer le mystère du film « Le jour où le clown pleura ».

Rien ne dit que l’on pourra un jour voir la version de Lewis de « Le jour où le clown pleura », même si certains prétendent le contraire. L’histoire très compliquée du film fait qu’il n’existe aucune version réellement aboutie, sauf peut-être six pieds sous terre, quelque part en Suède, là où le film a été tourné, expliquent des personnes bien informées sur la question.

La Bibliothèque du Congrès a indiqué à la JTA ne disposer que de quelques prises et images des coulisses, dépourvues de son. Bien que la bibliothèque ait numérisé ces images pour les besoins des chercheurs, elle ne les a pas mises en ligne et elle n’a pas prévu de projections publiques, sans doute pour des questions de droits.

Jerry Lewis (au centre), avec l’acteur français Pierre Etaix (à droite), lors du tournage de « Le jour où le clown pleura », à Paris, le 20 mars 1972. (Crédit : AP Photo/Jean Jacques Levy)

C’est parce que Lewis a tourné ce film au moment où son producteur ne détenait plus les droits sur le scénario que les scénaristes, horrifiés par les images dévoilées par Lewis, ont refusé de les lui concéder, à lui ou toute entité qui aurait pu être associée à son nom, allant même jusqu’à lui refuser le droit de sortir les images déjà tournées – disposition toujours en vigueur aujourd’hui, alors même que les trois hommes sont décédés.

« Un véritable désastre », racontera le co-scénariste O’Brien des années plus tard. Son co-scénariste Denton remarquera : « L’histoire originale était tissée d’horreurs et de vanité et, à la toute fin, de lumière et d’abnégation. Jerry en avait fait un film sentimental et chaplinesque, sorte de méli-mélo de sa conception – confuse – de son identité, de son œuvre, de son engagement caritatif et des persécutions des critiques. »

Même invisible, le film est annonciateur de l’Hollywood d’aujourd’hui.

Des dizaines d’années avant que l’industrie cinématographique ne fasse du « film sur la Shoah » un genre à part entière, avec parfois des mélodrames aux accents comiques à grand succès, comme « La vie est belle » ou « Jojo Rabbit », Lewis tente de donner à voir les camps de la mort au plus grand nombre.

Cette histoire, confie son fils Chris Lewis au New York Times, « lui tenait très à cœur ». Elevé dans un environnement très allemand du nord du New Jersey dans les années 1920 et 1930, Lewis a vu et connu les membres du Bund germano-américain, dont les sympathies nazies ne sont un secret pour personne. Des marches pro-hitlériennes ont même été organisées dans sa ville natale.

Mais l’intérêt de Lewis tourne surtout autour des enfants victimes de la Shoah – dans le film, ce sont les enfants que son personnage, Helmut Doork, conduit dans les chambres à gaz d’Auschwitz à la manière du joueur de flûte. Lewis a toujours témoigné d’un grand amour pour les enfants, comme l’atteste son action dans le cadre des téléthons de la Muscular Dystrophy Association. (Il était bien moins attaché à certains de ses enfants, puisqu’il a déshérité les six fils nés de son premier mariage.)

« Je pense que c’est cette idée de l’enfance perdue, couplée au traumatisme ressenti par Lewis, enfant, à cause de ces gens menaçants qui défilaient dans sa rue, qui illustre sa vision de la Shoah », explique Levy. « Cette énorme tragédie exerçait sur lui une forme d’attraction, mais surtout celle de toutes ces jeunes vies anéanties. »

Jerry Lewis (à droite) plaisante avec Pierre Etaix lors du tournage du film « Le jour où le clown pleura » au Cirque d’Hiver, à Paris, le 22 mars 1972. (Crédit : AFP)

Au moment où il monte ce film, cela fait des années que Lewis en a terminé avec son duo avec le chanteur Dean Martin ou sa brillante carrière d’acteur et réalisateur, star de comédies à succès comme « Le professeur Foldingue ». Accro aux analgésiques et désespérant de faire un jour son grand retour sur les écrans, il accepte la proposition d’un producteur de mêler comique et Shoah.

Un an plus tôt, il avait fait un film très original sur la Seconde Guerre mondiale, une farce sur un groupe de soldats juifs qui se ligue pour tuer Hitler – « Which Way to the Front » (qui avait reçu de mauvaises critiques).

Le problème, estime Levy, n’est pas le matériau, mais plutôt le fait que le comique maladroit au visage en caoutchouc n’était pas la bonne personne pour le projet.

« Jerry n’était pas en avance sur son temps. Il était en dehors de son temps », analyse Levy. « C’est un peu comme si Jim Carrey disait de nos jours : ‘Je vais faire un film sur la Piste des Larmes [déplacement forcé de plusieurs peuples natif américains par les États-Unis entre 1831 et 1838] : je vais jouer le rôle du chef d’une tribu indienne victime d’un génocide’, ce serait aussi dingue que ça. »

Même invisible, le film a tué la carrière de Lewis.

Après plusieurs flops avec des films à petit budget, il a plus ou moins disparu de l’écran, à l’exception d’une performance modeste mais mémorable dans le drame de Martin Scorsese sorti en 1982 « The King of Comedy » [« La valse des Pantins »], où son personnage y fait une blague sur Hitler. Jusqu’à la fin de sa vie, lors d’interviews ou dans des mémoires, il continuera à remâcher l’échec de « Le jour où le clown pleura », jurant que personne ne le verrait jamais.

Tout ce temps-là, un homme juif garde l’espoir que quelqu’un mette un jour en scène une meilleure version du scénario original. Cet homme, c’est le rabbin Michael Barclay, expert conservateur à la tête de la synagogue Ner Simcha de Westlake Village, en Californie, qui achète les droits du scénario dans les années 1980, avec un de ses amis directeur de studio. Comme Jam, Barclay est profondément ému par le scénario.

« C’est l’histoire d’un homme qui devient un baal techouva », confie Barclay à la JTA en utilisant le terme hébreu pour parler du Juif qui devient pratiquant.

Des années durant, Barclay tente de monter divers remakes et, de son propre aveu, manque à plusieurs reprises de conclure des partenariats improbables. Comme ce projet d’accord avec la société cinématographique soviétique Lenfilm, qui prend l’eau lorsque l’Union soviétique s’effondre ou lorsque le producteur de films égyptien Dodi Fayed prend des engagements mais meurt peu de temps après dans un accident de voiture, en 1997, avec sa compagne, la princesse Diana. Ou encore lorsque le lobbyiste juif et Républicain en disgrâce, Jack Abramoff, bien avant sa carrière de lobbyiste, tente d’en faire une coproduction germano-israélienne. Anthony Hopkins et Robin Williams, affirme Barclay, s’intéressent tous deux au projet avant de s’en retirer.

Kia et Sarah Jam assistent à la première de « The Strangers : Chapter 1 », au Regal LA Live, à Los Angeles, le 8 mai 2024. (Crédit : Jon Kopaloff / GETTY IMAGES NORTH AMERICA via AFP)

« C’est comme si, dans les tout derniers mètres, ça échouait », analyse Barclay.

Barclay revend les droits à Jam il y a de cela une quinzaine d’années, sans plus jamais toucher à la production. Il explique que tous les lecteurs du scénario craignaient d’être rattrapés par l’infamie de la version de Lewis : « Toux ceux qui lisent le scénario disent que c’est une excellente base. »

Ceux qui disent avoir vu le film – du moins, le peu qui en existe – affirment qu’il évoque la Shoah avec un incroyable mauvais goût. Pour l’acteur juif Harry Shearer, c’est un peu « comme aller à Tijuana pour voir un tableau d’Auschwitz sur une tenture de velours noir ».

Dans les années 1990, le comédien Patton Oswalt organise quelques lectures en direct du scénario du film, en compagnie d’autres humoristes, avant de se voir notifier une ordonnance lui enjoignant d’arrêter toutes affaires cessantes, officiellement au motif que les détenteurs des droits veulent monter une nouvelle version avec Chevy Chase dans le rôle titre.

« Chevy Chase. Avec un maquillage de clown. À Auschwitz », écrit Oswalt dans ses mémoires, Silver Screen Fiend, parues en 2015. « Je voulais, plus que tout au monde, voir ce film. »

D’autres personnes qui ont eu des aperçus de ce film, à l’instar du critique de cinéma français Jean-Michel Frodon, prennent la défense de la démarche de Lewis et de son désir d’aborder le sujet de la Shoah du point de vue d’un artiste.

« C’est un film très intéressant et important, très audacieux aussi, sur la question de la Shoah, mais même au-delà, comme l’histoire d’un homme qui a consacré sa vie à faire rire les gens et qui s’interroge sur ce qu’est faire rire les gens », explique Frodon à Vanity Fair en 2018. Il ajoute que le film est, pour lui, plus honnête sur la Shoah que la « Liste de Schindler » de Steven Spielberg, parce que son héros et les enfants qu’il divertit meurent tous dans les chambres à gaz.

Jam – qui a notamment produit la suite de « Sin City » et le prequel du film d’horreur « The Strangers : Chapter 1 » – se dit prêt à faire une version de « Le jour où le clown pleura » à la fois fidèle au scénario et à la réalité de la Shoah.

« Je suis persuadé de pouvoir faire ce film comme il doit l’être, avec toute l’attention et le soin que requiert le sujet », dit-il à la JTA, ajoutant que le ton et l’approche du film vont dépendre du réalisateur et de l’acteur choisi pour le premier rôle. « Nous voulons avant tout faire quelque chose que les gens prennent au sérieux. »

Levy affirme que c’est « la meilleure chose qui puisse arriver au scénario ». Pour ce qui est du film original, celui de Lewis, le biographe dit qu’il ne fera pas des pieds et des mains pour voir les images qui subsistent.

« Il faudrait que vous menaciez mes proches pour que je regarde ça maintenant », conclut Levy.

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