Israël en guerre - Jour 369

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Analyse

Quelques réflexions suite au 5e scrutin en Israël

La gauche est en chute libre depuis 30 ans. Elle n'a pas perdu de terrain lors du scrutin ; elle a simplement pris conscience du décalage entre ses institutions et l'électorat

Haviv Rettig Gur

Haviv Rettig Gur est l'analyste du Times of Israël

La dirigeante du parti Avoda Merav Michaeli déposant son bulletin de vote dans un bureau de vote à Tel Aviv, lors des élections législatives, le 1er novembre 2022. (Crédit : Tomer Neuberg/Flash90)
La dirigeante du parti Avoda Merav Michaeli déposant son bulletin de vote dans un bureau de vote à Tel Aviv, lors des élections législatives, le 1er novembre 2022. (Crédit : Tomer Neuberg/Flash90)

Il s’est passé quelque chose d’étrange mardi dernier. Alors que les résultats des élections ont commencé à affluer, deux choses se sont clairement imposées. La première, que le bloc de Netanyahu (droite, religieux et extrême droite) avait remporté une victoire absolue, inattaquable. L’autre, qu’il avait remporté cette victoire sans changement fondamental observable dans le nombre des votes.

Deux factions politiques, le Meretz, un mouvement progressiste et sioniste, et Balad, une formation politique palestinienne et nationaliste, ne sont pas parvenues à franchir le seuil électoral de 3,25 % nécessaire pour intégrer la Knesset – coûtant ainsi au bloc anti-Netanyahu, dans le spectre politique israélien, environ 6 % du total des suffrages. La majorité obtenue par Netanyahu – de 64 sièges – est presque entièrement issue de ce mécanisme de seuil qui a entraîné la disparition de près de 300 000 votes, qui ont définitivement sombré dans l’oubli.

Mais il y a un hic. Dans le cas de Balad, cette implosion était prévue depuis des semaines, une conséquence de la décision prise par la faction de se présenter séparément des autres partis à majorité arabe, sans même s’accorder sur un partage des voix.

Dans le cas du Meretz, la question s’était posée avec anxiété au mois de septembre, avec les appels lancés par les activistes et les responsables du centre-gauche israélien à une alliance entre Avoda et le Meretz pour prévenir toute éventualité d’un score en-deçà du seuil électoral. Avoda avait catégoriquement refusé, même si tout le monde avait parfaitement conscience du fait que l’échec à franchir le seuil électoral, de la part d’un petit parti ou d’un autre, accorderait automatiquement la victoire à Netanyahu, faisant sortir aussi le pays de l’impasse politique.

Tout le monde en avait parfaitement conscience, et beaucoup avaient prédit que le camp anti-Netanyahu se dirigeait tout droit vers l’échec à cause de ces partis en son sein qui peinaient à flirter avec le seuil.

En d’autres mots, la gauche et Balad se sont immolés eux-mêmes – leurs dirigeants étant trop attachés à leur marque partisane, à leur statut et à leurs étroites nuances idéologiques pour désirer répondre à une menace électorale claire. Ils avaient estimé que le retour imminent au pouvoir de Netanyahu était un grand péril mais ils n’auront eu de cesse de faire tout leur possible pour rendre ce retour encore plus probable.

Le chef du parti Balad, le député Sami Abu Shehadeh, arrive à un bureau de vote à Jaffa, le 1er novembre 2022. (Crédit : Tomer Neuberg/Flash90)

Lamentations

Alors que les leaders des partis ont fait l’erreur que font habituellement les politiciens qui ratent leur objectif – s’attribuer mutuellement la responsabilité de l’échec – le discours de gauche plus large qui a prévalu depuis le jour des élections a manqué de clarté sur le rôle tenu précisément par la gauche dans la préparation de sa propre défaite. Il y a eu, à la place, beaucoup de lamentations et de pronostics.

« Vous voulez Bibi mais vous aurez Ben Gvir », a écrit Sima Kadmon, éditorialiste politique emblématique de gauche dans les pages du quotidien Yedioth Ahronoth, s’en prenant aux électeurs de droite dans son éditorial de mercredi. « Vous, et de vos propres mains, vous aurez entraîné la fin du pays tel que nous le connaissions ». « Cela va être un gouvernement sans précédent. La plupart des portefeuilles importants seront entre les mains de fanatiques (…) Tout le monde sait que si seulement une fraction de ce qui a été promis est mise en oeuvre, cela va être un pays différent. »

Les célébrités ont menacé de quitter le pays. Selon certaines informations, le mot « expatriation » a connu un essor dans les recherches hébréophones de Google et sur les réseaux sociaux, ainsi que les phrases « Comment quitter le pays » et « le pays est perdu ».

Le philosophe Asa Kasher, une personnalité mainstream qui avait aidé à élaborer le code d’éthique de l’armée israélienne, s’est soudainement moqué dans un post paru sur Facebook de la « mutation haredi » et de « la souche nationaliste » du judaïsme qui se sont abattus sur le pays et il s’est déclaré « d’origine juive », affirmant qu’il n’était plus juif. Facebook a supprimé son post.

Et les choses ont continué ainsi dans le paysage médiatique et sur les réseaux sociaux hébréophones de gauche jusqu’à ce que des commentateurs – très à gauche eux aussi – ont commencé à exprimer leur dégoût face à ces lamentations funèbres.

Des militants du Meretz réagissant à l’annonce des sondages de sortie des urnes, à Jérusalem, le 1er novembre 2022. (Crédit : Flash90)

L’émotion est compréhensible, c’est certain. D’autant plus que nous vivons dans une ère qui impose à ses contemporains un état de panique morale permanent.

Il y a dans ce phénomène quelque chose de structurel : les algorithmes, sur les réseaux sociaux, créent des chambres d’écho qui radicalisent, l’économie des médias est à l’origine d’un cycle d’information qui doit être en permanence de la plus haute intensité, etc… Et il y a quelque chose aussi de substantiel : A savoir, un changement très réel et spectaculaire qui est actuellement en cours dans la politique du monde démocratique, et notamment dans la politique israélienne.

Difficile de ne pas faire le lien entre l’essor de Ben Gvir et les 41 % de suffrages – un score sidérant – exprimés en faveur de Marine Le Pen lors des élections présidentielles en France, ou de ne pas faire le lien avec la victoire d’éléments politiques qui, dans le passé, étaient fascistes en Italie au mois de septembre ; ou de ne pas penser à l’extrême-droite aux États-Unis, au Canada, au Brésil, en Hongrie ou ailleurs. D’anciens acteurs marginaux de droite, qui disent être devenus plus modérés avec le temps, semblent avancer partout.

Les raisons à l’origine de ce phénomène ont été très discutées ces dernières années – allant des sévères mises en garde contre un « recul démocratique » jusqu’à des diagnostics plus empathiques qui suggèrent que les électorats en cours de radicalisation ne font que répondre à des institutions nationales et transnationales creuses qui n’ont pas été en mesure de répondre à leurs besoins et à leurs craintes.

En Israël comme dans d’autres pays, les votes en faveur des forces politiques radicales viennent des marges de la société, des communautés plus défavorisées et plus marginalisées. Dans le cas de Ben Gvir, un grand nombre de ses électeurs proviennent des villes en développement où vivent majoritairement des habitants mizrahis, où les discours sur les vagues récentes de crimes et les tensions interethniques grandissantes sont autant de sources de peur et de souffrance. C’est un vote qui dénonce autant les douze années passées au pouvoir par Netanyahu que les 18 mois du gouvernement Bennett-Lapid. Cet électorat ne sera pas convaincu seulement par la réprimande morale : les réalités sociales qui sont à l’origine de ce vote doivent être prises en compte et combattues.

Et pourtant, même si ce glissement à droite s’inscrit en effet dans une tendance globale plus large, il y a une caractéristique unique dans le cas israélien, une caractéristique qui divise Israël et qui aide à expliquer l’essor du discours apocalyptique sur le flanc gauche d’Israël : La gauche, en réalité, s’est effondrée bien avant que l’extrême-droite israélienne ne gagne à ce point en puissance.

Le chef du parti Otzma Yehudit, le député Itamar Ben Gvir, s’adresse à ses partisans lors de l’annonce des résultats des élections israéliennes, au siège de campagne du parti à Jérusalem, le 1er novembre 2022. (Crédit : Yonatan Sindel/Flash90)

En considérant qu’Avoda et le Meretz représentent « la gauche » – ils sont les seuls partis dont une majorité d’électeurs s’identifient ainsi – alors ce déclin est assez facile à retracer.

Avoda et le Meretz avaient remporté, à eux deux, 44 % des voix en 1992, année où Yitzhak Rabin avait été élu et où il avait lancé le processus de paix avec les Palestiniens. Un chiffre qui avait chuté en tombant à 34 % en 1996, ouvrant la voie au premier mandat de Netanyahu. La gauche avait ensuite continué à s’effondrer, en partie en raison d’un changement expérimental dans les règles électorales (l’élection directe du Premier ministre) et en partie aussi à cause de la désillusion croissante face au processus de paix qui était la marque de fabrique politique de la gauche de l’échiquier israélien. Elle avait encore baissé à 28 % en 1999, à 20 % en 2003 suite à la vague d’attentats-suicides de la Seconde Intifada, à 19 % en 2006 et à 13 % en 2009.

Deux leaders Travaillistes relativement heureux dans leur mission – Shelly Yachimovich et Isaac Herzog (le président israélien actuel) – étaient parvenus à inverser brièvement la tendance, avec 16 % en 2013 et 22,6 % en 2015. Une embellie qui avait été d’une courte durée. Au cours des cinq scrutins qui ont eu lieu ces 43 derniers mois, la gauche s’est encore aplatie, gagnant 8 %, 9 %, 6 %, 10,7 % et 7 % des suffrages.

En d’autres mots, la gauche israélienne n’est pas soudainement tombée au sol suite à un glissement soudain et récent à droite de l’électorat. Cela fait trois décennies qu’elle est en chute libre. Et trois décennies d’échecs laissent envisager une conclusion simple, implacable, qui plane sur toute l’anxiété qui a été entraînée par les résultats électoraux et sur toute la panique morale qui les a accompagnés : la gauche qui vient juste de s’effondrer, en matière de stratégie politique pure, ne mérite pas d’exister.

Pas de victoire à portée de main

Il y a quelque chose que peu d’Israéliens évoquent aujourd’hui, peut-être en raison d’un sentiment mal placé de sympathie : Si le camp dirigé par Lapid l’avait emporté, il n’aurait pas gagné – il aurait simplement privé Netanyahu d’une victoire.

Le Premier ministre Yair Lapid sur la tombe de son père, Tommy, le jour des élections, le 1er novembre 2022. (Crédit : Elad Gutman/Yesh Atid)

Et cela parce que, comme de nombreux observateurs l’ont noté, deux partis à majorité arabe, Hadash et Balad, soutenaient le vote en faveur de Lapid pour s’opposer à une coalition placée sous l’autorité de Netanyahu – mais qu’ils n’auraient très certainement jamais voté pour une coalition dirigée par Lapid.

La stratégie politique adoptée par le centre-gauche était, en fait, l’espoir qu’un cinquième échec consécutif de Netanyahu puisse être l’occasion, pour une alliance de droite et religieuse de plus en plus frustrée, de le remplacer.

Et pourtant, cet espoir même était la reconnaissance implicite de l’impuissance fondamentale qui est au cœur de la politique de gauche. Si la droite avait répondu à un nouvel échec en écartant finalement Netanyahu, ça aurait presque assurément signifié qu’une coalition de droite encore plus large aurait été investie à la fin du mois. Des forces politiques de droite opposées à Netanyahu, comme Yisrael Beytenu ou les ex-Likudnikim qui figurent aujourd’hui sur la liste de HaMahane HaMamlahti, la formation de Benny Gantz, sont dorénavant parqués aux côtés de Lapid sur la balance et ils prévoient la fin politique de Netanyahu. Et ils pourraient bien retourner dans leur foyer politique après le départ de ce dernier.

La gauche politique a, dans les faits, abandonné tout espoir de revenir au pouvoir. Elle est résignée, bénéficiant parfois de l’aide temporaire d’électeurs de droite désillusionnés pour faire une apparition sur le devant de la scène.

La tribu en diminution

Et les choses empirent. Même une telle éventualité sera bientôt hors de portée. Les élections de mardi ont souligné quelque chose qui est connu depuis longtemps mais qui a été ignoré avec obstination par les institutions politiques et par les leaders de la gauche : Elle perd la course démographique, et elle la perd rapidement.

Le grand rabbin ashkénaze d’Israël David Lau visitant le lycée Neve Shmuel à Efrat, le 17 octobre 2021. (Crédit : Gershon Elinson/Flash90)

La politique israélienne s’est construite le long des divisions culturelles, religieuses et ethniques – souvent appelées migzarim, « secteurs », ou shvatim, « tribus ». Le système électoral lui-même – une circonscription électorale unique et nationale, avec un vote à la proportionnelle en faveur des listes soumises par les partis – a été mis en place pour refléter et pour exprimer ces affinités tribales, qui s’incarnent ainsi dans des acteurs parlementaires cohérents.

Les délimitations spécifiques des « tribus » ne sont pas aussi rigides que peut le suggérer la politique d’identité israélienne. Shas, le parti haredi séfarade, et le Likud, la formation traditionnaliste, échangent leurs électeurs au fil des années, comme c’est le cas également pour Avoda et Yesh Atid. Mais ces frontières auto-définies restent toutefois les indicateurs les plus fondamentaux du comportement politique israélien.

L’ethnie est l’un des facteurs qui contribue à la construction de ces tribus. Lors des élections de l’année dernière, selon une étude réalisée par l’Institut israélien de la Démocratie (IDI), les électeurs du Meretz et d’Avoda ont été des ashkénazes en majorité (70 % et 55 % respectivement), et ceux du Likud et du Shas principalement des séfarades (58 % et 75 %).

L’origine socio-économique est un autre de ces facteurs. Les électeurs de Yesh Atid ont tendance à avoir des revenus au-dessus de la moyenne (46 %) contre 30 % seulement au-dessous de la moyenne. C’est le contraire au Likud (29 % au-dessus de la moyenne, 46 % en-dessous).

Mais l’une des indications les plus fiables du modèle de vote est le niveau de pratique religieuse. Le centre-gauche est d’une homogénéité saisissante dans son soutien à la laïcité. Au cours des élections de 2021, les électeurs se définissant comme religieux (qui se sont identifiés comme étant « ultra-orthodoxes », « religieux » ou « religieux traditionnalistes ») ont constitué 2,5 % de l’électorat du Meretz, 6 % de celui de Yesh Atid, 7 % d’Avoda, 8 % de Yisrael Beytenu, 12 % de Kakhol lavan et 14 % de Tikva Hadasha.

Et c’était l’opposé du côté de Netanyahu. Moins de 1 % des électeurs du Shas et de Yahadout HaTorah se définissent comme laïcs et parmi les électeurs de HaTzionout HaDatit, ce pourcentage est seulement de 5 %. C’est le Likud qui pourrait obtenir la palme de la diversité religieuse concernant un parti à majorité juive, avec 28 % de ses électeurs qui se présentent comme « laïcs », 35 % comme « non-pratiquants traditionnalistes » et 23 % comme des « religieux traditionnalistes ».

Des partisans de Benjamin Netanyahu, ancien Premier ministre israélien et chef du parti Likud, célèbrent les premiers résultats des sondages de sortie des urnes pour les élections en Israël, au siège du parti à Jérusalem, mercredi 2 novembre 2022. (Crédit : AP Photo/Tsafrir Abayov)

Ce qui est un cataclysme politique pour la gauche telle qu’elle est actuellement construite parce que certaines de ces tribus ethnico-religieuses connaissent une croissance bien plus rapide que d’autres, presque entièrement grâce à la méthode largement éprouvée qui consiste à avoir plus d’enfants.

Deux caractéristiques propres à Israël font de ce phénomène une méthode à l’efficacité redoutable pour l’expansion politique : la société israélienne est plus jeune que les autres démocraties et les jeunes Israéliens, plus que dans les autres démocraties, restent fidèles aux préférences politiques exprimées par leurs parents.

Israël fait partie des populations les plus jeunes dans le monde développé. L’âge moyen y est de 30,5 ans, contre 38,1 ans aux États-Unis, 41,7 ans en France ou 47,8 ans dans la (vieille) Allemagne. Environ 35 % de la population est âgée de moins de 20 ans (contre 25 % en Amérique) et approximativement 15 % de l’électorat a moins de 24 ans, un record dans les démocraties occidentales.

Et tous ces jeunes proviennent, de manière disproportionnée, des milieux religieux. Les femmes ultra-orthodoxes, selon les données transmises en 2021 par le Bureau central des statistiques, ont en moyenne 6,5 enfants ; parmi les femmes religieuses mais non-haredim, ce chiffre est de 3,9 enfants. La moyenne pour toutes les femmes juives non-ultra-orthodoxes, laïques et traditionnalistes y compris, est de 2,5 enfants.

Et tous ces jeunes votent comme leurs parents.

« L’une des choses les plus intéressantes sur le vote des jeunes en Israël, c’est le taux de conformité de leur vote avec celui de la famille dont ils proviennent », a commenté, la semaine dernière, la professeure Tamar Hermann de l’IDI devant les caméras de la Douzième chaîne. « Dans de nombreux autres pays, on constate que les jeunes se détournent des choix politiques de leurs parents, voire qu’ils votent à l’opposé – une rébellion à l’égard des parents. Mais le jeune Israélien reste très, très fidèle à la famille, et le résultat en est qu’ils se radicalisent même par rapport à leurs parents. Dans la majorité des foyers où il y a un phénomène de radicalisation, les jeunes vont dans la même direction – mais de manière encore plus nette. Il y a très peu de jeunes qui vont aller à l’opposé politique de leurs parents ».

Le chef du parti Shas, Aryeh Deri, avec ses partisans à l’annonce des résultats des élections israéliennes à Jérusalem, le 1er novembre 2022. (Crédit : Yossi Zamir/Flash90)

En fait, ces politiques tribales ne disparaissent pas – même quand la religion est laissée à l’écart. « Ce qui est intéressant, c’est que quand nous interrogeons des Haredim ou des jeunes religieux qui ont quitté leur communauté religieuse, ils ont souvent changé la relation qu’ils entretenaient avec la vie religieuse mais ils ont conservé le même camp politique. C’est comme si autant vous pouviez être pardonné pour un écart, autant deux écarts risqueraient de rendre les dîners du vendredi soir trop difficiles », a signalé Hermann.

(Il faut noter qu’alors que l’écart en termes de pratique religieuse s’élargit entre Israël et l’Europe, il se réduit entre l’État juif et ses voisins arabes. Selon l’enquête menée par le Baromètre arabe en 2019, moins de 10 % des Palestiniens disaient être non-religieux : chez les Libanais, ils étaient moins de 15 %).

Et le résultat net de cette tendance est clair. Une enquête menée par l’IDI auprès des électeurs de moins de 24 ans a établi que 71 % d’entre eux disaient être de droite. Moins de 11 % affirmaient être de gauche.

La tribu qui ne sait pas qu’elle forme une tribu

Le déclin régulier des factions et des institutions de gauche, en Israël, est donc imputable à un plus grand nombre de raisons qu’à un seul processus de paix raté. Il reflète de profonds changements sociaux. Si la gauche ne redessine pas fondamentalement la carte politique israélienne – en clair, si elle ne se réinvente pas totalement, dans son essence même – alors les résultats de mardi seront davantage qu’un seul échec douloureux. Ils seront un avant-goût de l’avenir à moyen-terme.

C’est la réalité qui entraîne cette panique autour de « la fin du pays tel que nous l’avons connu ».

Des membres et militants du parti Meretz défilent sur le boulevard Rothschild au centre de Tel Aviv le 30 janvier 2015, avant les élections à la Knesset. (Ben Kelmer / Flash90)

Et pourtant, cette anxiété n’est pas tant un diagnostic d’Israël qu’une déclaration sur la découverte soudaine par la gauche, par le biais d’un glissement malchanceux d’un point de pourcentage des votes, du vaste gouffre qu’elle a laissé se développer entre son sentiment de ce qu’est l’électorat et une réalité très différente.

Israël, mercredi, n’était pas un pays différent de ce qu’était Israël dans la journée du lundi précédent. Le pays était toujours aussi tribal, presque aussi traditionnaliste et aussi mizrahi quand il était gouverné par la gauche ashkénaze et qu’il prônait des politiques laïques de gauche. Ces éléments de ce qu’est l’État juif en réalité n’étaient tout simplement pas aussi visibles pour les élites et pour les institutions de gauche.

Mais comme dans tous les échecs, une fois le problème clairement établi, des perspectives de reconstruction émergent. A cette fin, voilà trois bonnes nouvelles pour la gauche au lendemain de la débâcle de mardi.

La première est que presque rien n’est arrivé sur le terrain. Sans vouloir relativiser les craintes – valables – d’un prochain gouvernement qui dépendra de forces politiques qui étaient autrefois considérées comme extrémistes et illégitimes, il est important de noter que l’ascension de Ben Gvir n’a pas été entraînée par un changement significatif dans les votes.

Lors du scrutin de 2021, les deux factions nationales-religieuses, Yamina et HaTzionout HaDatit, avaient remporté 499 477 votes à elles deux. En 2022, le seul parti issu de cette tribu, HaTzionout HaDatit, a rassemblé 516 146 votes, soit seulement 3% de voix de plus. La part totale des votes, en ce qui concerne la formation, a finalement décliné, passant de 11,33 % à 10,83 % dans un contexte de hausse de trois points de la participation électorale.

Pas de tournant à la Marine Le Pen ici, pas de prise de contrôle à la Meloni.

Des jeunes partisans d’Itamar Ben Gvir d’Otzma Yehudit à Kiryat Malachi, le 1er novembre 2022. (Crédit : Jacob Magid/Times of Israel)

En fait, à part dans les marges de la société – dans les villes en développement défavorisées ou dans les quartiers mixtes au niveau ethnique, en proie aux tensions – la majorité des électeurs n’a pas semblé désireuse de promouvoir Ben Gvir, malgré l’anxiété que sa candidature avait fait naître à gauche et à l’étranger.

Dans le vote de mardi comme dans les autres, les électeurs israéliens ont voté pour leur tribu.

Autre bonne nouvelle pour la gauche, l’effet de clarification de son échec désastreux. La division à gauche entre Avoda et le Meretz est l’écho vague des différences – sans signification aujourd’hui – qui existaient entre les deux factions de gauche lors de la création de l’État, quand le Mapaï, socialiste, et le Mapam, communiste staliniste, s’étaient retrouvés du côté opposé de la scission globale États-Unis-Soviétiques. Beaucoup d’eau a coulé depuis sous les ponts – mais cette division institutionnelle basique reste, et c’est inexplicable, inscrite dans la psyché politique des élites de gauche.

Après mardi, la gauche ne peut plus prétendre que ses vieilles structures politiques permettront de construire un camp politique libéral. S’il y a des différences dans l’identité politique auto-proclamée des deux électorats (au sein d’Avoda, 24 % des électeurs se disent « d’extrême-gauche », 44 % affirment appartenir « à la gauche modérée » ; au Meretz, ces pourcentages sont respectivement de 58 % et de 29 %), ces différences ne constituent pourtant pas des clivages fondamentaux justifiant le danger d’une répétition des résultats de mardi. L’échec est peu plaisant mais il libère aussi des vieilles orthodoxies. Pris en charge correctement, il peut être aussi une cure de jouvence.

Troisième bonne nouvelle, la gauche semble prendre de plus en conscience de la nécessité de se reconstruire de manière à s’adapter mieux encore à son électorat potentiel.

Ce débat n’est pas nouveau. Le docteur Ram Fruman, fondateur en 2011 du Forum laïc et auteur, en 2019, d’un livre sur la laïcité, affirme depuis des années que la gauche laïque est la seule tribu en Israël se refusant à se reconnaître comme telle. Comme les ultra-orthodoxes, les islamistes conservateurs, les sionistes religieux ou les progressistes arabes, cette gauche a sa propre culture distincte, ses propres concentrations géographiques, son propre système scolaire. Fruman suggère qu’une nouvelle laïcité consciente d’elle-même pourra offrir les fondations civiques partagées par sa tribu, pour finalement enfin reconnaître son existence et mettre en place une structure politique qui pourra servir au mieux ses intérêts.

Les enfants israéliens avec leur cartable avant la rentrée scolaire à Jérusalem, le 31 août 2022. (Crédit : Yonatan Sindel/Flash90)

Ce qui pourrait être une bonne façon d’aller de l’avant. Mais il y a néanmoins une chance qu’une gauche politique plus habile, plus ambitieuse puisse faire mieux. Les divisions culturelles, ethniques et religieuses sont fondamentales, c’est vrai, mais elles sont aussi plus poreuses qu’elles paraissent l’être de prime abord dans les sondages. Citons l’exemple de la division entre Ashkénazes et mizrahis dans tous les électorats – c’est notamment le cas pour les électeurs des deux partis haredim, Yahaout HaTorah et le Shas, qui se définissent par leur inclinaison ashkénaze ou mizrahi, avec un pourcentage de personnes sondées qui ne souhaitent plus dire s’ils sont l’un ou l’autre, souvent parce qu’ils sont les deux, les enfants de mariages mixtes.

Même porosité aussi du côté de la religion, qui prédit si bien les comportements politiques. La ligne qui sépare les sionistes-religieux et les Haredim est devenue floue, entraînant une communauté hardal, un mot qui combine les termes en hébreu désignant les ultra-orthodoxes et les sionistes religieux. Cette porosité a amené certains électeurs ultra-orthodoxes à voter pour Ben Gvir, mardi.

De la même manière, la tendance « laïque » est une faune plus traditionnaliste dans l’esprit que ne le sont ses homologues occidentaux. Les familles sont plus grandes, le taux de natalité est plus élevé et les rituels religieux sont plus présents parmi les Israéliens laïcs que parmi leurs pairs européens. Une grande partie du quotidien israélien – et même ses éléments les plus prosaïques, comme le calendrier ou la géographie du pays – est liée, d’une manière ou d’une autre, à des idées religieuses ou à des traditions. Une laïcité à la française, comme celle de Fruman, pourrait ne pas être un modèle politique durable, même chez les Israéliens les plus laïcs. Et en cela, les Israéliens, même à gauche, sont plus proches des société moyen-orientales dont la majorité des citoyens du pays est originaire que de la politique progressiste européenne – dont la gauche israélienne a souvent le sentiment de faire partie.

Actuellement, l’avenir appartient aux tribus qui ont plus d’enfants. Mais les lignes pourraient devenir moins nettes. Une gauche soucieuse de redessiner le futur de l’État juif doit se réorienter de manière à profiter de ces changements.

C’est tentant de pousser de hauts cris en tirant la conclusion que le monde touche à sa fin. Et de telles réactions étaient prévisibles à l’ère de Twitter et de TikTok.

Mais il reste néanmoins un camp politique libéral important en Israël. Avec l’émergence de Kadima en 2006, un « centre » israélien n’a cessé de grandir, remplissant le vide laissé par la gauche chancelante – un centre qui se définit largement comme n’appartenant pas à la gauche et qui s’abstient de tenter de résoudre l’impasse palestinienne. Ce remplacement laisse penser que le problème de la gauche n’est pas aussi apocalyptique qu’aiment le penser les oiseaux de mauvais augure.

L’échec de la gauche est finalement simple : ses vénérables institutions, héritières de structures politiques qui précèdent la fondation de l’État, ne correspondent plus aux réalités sociales ou politiques les plus déterminantes sur le terrain.

Si le Meretz et Avoda avaient été moins inquiets de leur propre réussite institutionnelle et plus soucieux de la manière dont les électeurs pensent, ils se seraient arrangés différemment dans les semaines qui ont précédé le scrutin. Si la gauche s’était présentée en tant que bloc unifié, conformément aux élans politiques fondamentaux de ses partisans – ce qu’a fait la droite – Netanyahu serait probablement en train de soumettre à son électorat les raisons pour lesquelles ce dernier doit le soutenir pour la sixième fois.

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