Récompensé aux Oscars, « Jojo Rabbit » était un roman écrit par une ex-mannequin
Christine Leunens aurait "cru rêver" si on lui avait prédit le succès que rencontrerait son livre "Le ciel en cage" quand elle l'a écrit il y a dix ans
Lorsque l’auteure Christine Leunens a écrit un roman consacré à un jeune Allemand, Jojo, qui découvre une fillette juive, Elsa, dissimulée chez lui au cours de la Seconde Guerre mondiale, elle ignorait que, des années plus tard, ce récit ferait l’objet d’un film qui serait primé aux Oscars.
Mais c’est pourtant ce qui est arrivé : son roman, Le ciel en cage, a fait l’objet d’une adaptation cinématographique, « Jojo Rabbit », qui fait un carton.
Réalisé par Taika Waititi, un Juif néo-zélandais, c’est Roman Griffin Davis qui incarne le rôle-titre dans le long-métrage, et Thomasin McKenzie qui joue Elsa, la petite Juive vivant dans la clandestinité – tandis que Scarlett Johansson prête ses traits à Rosie, la mère de Jojo.
Taika Waititi a adapté le scénario et campe de façon improbable l’ami imaginaire de Jojo, Adolf Hitler. Le long-métrage concourrait aux Oscars dans six catégories, notamment celle du meilleur film, du meilleur second rôle féminin pour Scarlet Johansson et la catégorie du meilleur scénario adapté – qu’il a remporté – lors de la cérémonie qui a eu lieu le 9 février.
Christine Leunens — qui, comme Waititi, vit actuellement avec sa famille en Nouvelle-Zélande – réfléchit sur le voyage qu’a fait son livre. Il n’a pas « été tout de suite publié », explique-t-elle au Times of Israël.
« Une décennie après, il a été traduit en plus de 20 langues et transformé en film », se réjouit-elle, encore surprise. Et si elle avait été informée de la trajectoire connue par son œuvre avant la première publication du livre, elle « aurait cru rêver », s’exclame-t-elle.
Tout a commencé il y a vingt ans, quand elle a pris la décision d’écrire un roman sur la Seconde Guerre mondiale. Elle partageait alors son temps entre de multiples endroits – en France, où son mari, Axel de Maupeou, travaillait pour le musée du mémorial de Caen, en Normandie ; et l’Extension School de l’université de Harvard, où elle étudiait l’écriture de fiction et notamment la littérature juive américaine. Elle a été élevée dans la religion catholique, même si elle n’est pas entrée dans une église « depuis au mois deux ans » et que sa mère « est déjà allée dans un temple, qu’elle est actuellement dans une maison de repos où ses amis sont Juifs », dit-elle.
« Je la taquine en lui demandant si je deviendrais juive moi-même si elle se convertissait », s’amuse-t-elle.
Ancienne mannequin, elle peut se féliciter de sa reconversion réussie dans la fiction avec son tout premier roman, Primordial Soup.
« Mon premier roman a connu un succès spectaculaire en l’espace de quelques semaines », se souvient-elle.
Elle devait continuer par un récit partiellement basé sur les souffrances qu’avaient endurées les membres de sa famille italo-belge pendant la guerre. Son grand-père, un artiste, avait été envoyé dans un camp de travail qui fabriquait des munitions.
« Il avait des amis artistes, très proches de lui, qui étaient Juifs », se rappelle-t-elle. « Cela a été terrible pour lui. »
Son mari, Axel de Maupeou, a pour sa part perdu des parents au camp de concentration de Mauthausen.
Christine Leunens s’était également liée d’amitié avec une personne âgée, une Française, dont les parents avaient accueilli un réfugié juif pendant la guerre. « Ses parents l’avaient caché dans un espace minuscule », raconte-t-elle.
La Française et le réfugié s’étaient mariés après la guerre, même si cette union n’a pas duré.
« Il était marqué par de nombreuses choses qui étaient arrivées », relate l’écrivaine. « Il avait perdu tellement de membres de sa famille ! »
Et alors qu’elle écoutait la femme lui parler de son premier mari, Christine Leunens dit avoir imaginé la scène se dérouler sous ses yeux. Et c’est là qu’était née l’idée d’une histoire dont elle ne voulait pas qu’elle « ne soit que romantique, qu’elle ne concerne que l’amour », dit-elle.
« Il y avait déjà quelque chose à explorer, mais j’avais besoin de plus », note-t-elle.
Elle avait décidé d’échanger les identités des deux protagonistes. Ainsi, une petite fille juive se cacherait dans la maison d’un petit garçon, Jojo, membre des jeunesses hitlériennes.
Jojo « rencontre cette personne qui représente tout ce qu’il a été amené à haïr par son éducation », précise Christine Leunens. « Elle est extrêmement intelligente, elle a beaucoup de connaissances – elle est incontestablement supérieure au niveau intellectuel », souligne-t-elle.
Et l’histoire se déroule non pas à Paris, mais à Vienne.
« Et là, j’ai commencé à entr’apercevoir toutes les scènes, à voir là où se déroule l’histoire », ajoute l’auteure. « Je suis entrée dans un territoire intéressant à explorer. »
Pour les besoins de son livre, elle a fait des recherches à la bibliothèque du musée du mémorial de Caen. Si elle y a trouvé de nombreuses informations sur la Seconde Guerre mondiale et les jeunesses hitlériennes, « il fallait que je trouve des choses sur la vie quotidienne », explique-t-elle.
Elle a alors cherché de l’aide auprès des « personnes encore en vie qui pouvaient encore se souvenir », continue-t-elle, ajoutant qu’elle est notamment rentrée en contact avec Simon Wiesenthal.
« À chaque fois que j’avais une question à poser, il a toujours essayé de m’aider », poursuit-elle. « Il y avait beaucoup de gens encore en vie à cette période. Par ces recherches, je voulais capturer tous les détails. »
Le ciel en cage aura connu ce que Leunens qualifie un parcours « très inhabituel » jusqu’à sa publication. Son agent, raconte-t-elle, estimait à l’époque que les lecteurs ne seraient pas intéressés par un nouvel ouvrage se déroulant dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Le livre avait d’abord été publié en espagnol, puis en catalan, en italien et en français – avant que ne sorte finalement la version en anglais.
Certaines choses pouvaient pourtant laisser deviner le succès que remporterait finalement le roman. Une éditrice de la maison d’édition espagnole Planeta, qui avait publié le roman en premier, avait dit que ce livre « est le plus important que j’ai été amenée à lire depuis dix ans », se souvient Leunens. En France, il a été nommé au prix Médicis – qu’elle décrit comme une distinction remise « à un auteur dont la notoriété n’a pas encore atteint le niveau de son talent… C’était énorme pour moi ».
Winner in Comedy or Musical Feature Category: JoJo Rabbit @jojorabitmovie, Taika Waititi @taikawaititi. Christine Leunens, author of Caging Skies, accepting on his behalf. 45th Annual HUMANITAS Prize Awards #HUMANITAS #StoriesThatMatter pic.twitter.com/5DAE0RC5ON
— Humanitas (@HUMANITASPrize) January 25, 2020
Une autre lectrice enthousiaste fut la mère de Taika Waititi, Robin Cohen, qui avait vivement recommandé à son fils de le lire lui aussi.
« Elle lui a dit : ‘Taika, il faut que tu le lises' », se rappelle Leunens. « Et il avait répondu : ‘Maman, je n’ai pas suffisamment de temps pour ça.’ Il avait ses propres projets. Et je suis très reconnaissante qu’elle ait insisté », en particulier après que le cinéaste a « réalisé que sa mère avait absolument raison » – prenant la décision de transformer le roman en film.
Taika Waititi avait travaillé sur des projets à gros budgets comme « Thor : Ragnarök », mais Christine Leunens avait également été intéressée par d’autres films comme « Boy », « Two Cars, One Night », « Vampires en toute intimité » et « Tama Tu ». Ce dernier film réalisé en 2005 racontait l’histoire d’un bataillon maori pendant la Seconde Guerre mondiale qui combattait les forces de l’axe en Italie.
L’écrivaine clame que si « Tama Tu » est décrit comme étant une comédie, le film « ne perd jamais de vue les profondeurs de la souffrance ».
« J’avais une assez bonne idée de ce qu’il voulait faire », affirme-t-elle. Et « je suis très heureuse de ce qu’il en a fait – de la manière dont il se l’est approprié ».
Elle salue la décision prise par le réalisateur de faire du personnage qui donne son titre au film un jeune garçon qui reste interprété par le même acteur pendant tout le long-métrage.
Contrairement au film, le livre commence lorsque Jojo est bébé et le suit jusqu’à l’âge adulte – mais elle estime que ce scénario n’aurait pas fonctionné dans le cadre d’un film d’une heure et demi.
Davis est « très attachant » dans son interprétation de Jojo, dit-elle, et elle fait l’éloge du jeu du jeune acteur pendant l’ensemble du film, évoquant notamment la scène où il se trouve « sur le point de tuer Elisa » la première fois qu’il la découvre.
« Il y a tant de haine qui se lit sur son visage à ce moment-là », commente Christine Leunens. « Comment quelqu’un comme lui – avec ses yeux brillants, son côté rêveur – peut au même moment afficher un côté si différent, si obscur ? », s’interroge-t-elle.
Pour la romancière, cette scène incarne tout à fait l’endoctrinement des jeunes Allemands sous le joug hitlérien, qu’elle qualifie « d’autre aspect maléfique du nazisme ».
Le mal est personnifié par Hitler dans le film. L’auteure trouve « audacieuse » l’idée de Waititi d’insérer un ami imaginaire auprès de Jojo – un ami qui prend les traits de Hitler et qui permet au public d’entrer dans l’esprit du jeune garçon.
« À la base, il n’est qu’un camarade loufoque », indique-t-elle au sujet du Hitler de Waititi. « Alors que Jojo, dans le film, s’éloigne de plus en plus de lui, Hitler devient un personnage de plus en plus reconnaissable. Il commence à crier avec des gestes qui caractérisaient réellement Hitler à ce moment-là. »
Christine Leunens a vu le film à quatre reprises. Elle est allée à l’avant-première, organisée dans le cadre du Festival international du film de Toronto. Elle s’est rendue aux Golden Globes de cette année, où le long-métrage a remporté les prix du meilleur film et du meilleur acteur (pour Davis) et à la cérémonie Humanitas, où il a également été distingué.
Elle attendait les Oscars avec impatience. « C’est un gros changement pour moi », s’exclame-t-elle. « Romancière, je passe la plus grande partie de mon temps à mon bureau, en regardant à travers ma fenêtre. Personne ne me voit. »
Et elle espère aussi que le film enseignera au public les maux qui ont frappé l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale – des maux qui, selon elles, refont surface aujourd’hui.
« On peut constater que le sujet est redevenu complètement pertinent, une fois encore – la recrudescence de l’antisémitisme, du racisme, de l’extrême-droite », déplore-t-elle. « Pour être honnête, je ne l’ai pas vu arriver… Je n’aurais jamais pu penser que je verrais revenir un tel obscurantisme de mon vivant. »
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