Un projet d’archives en ligne pour connaître le sort de victimes du nazisme
Des milliers de personnes répondent à l'appel à l'aide des archives allemandes d'Arolsen pour rendre des millions de documents historiques numérisés consultables par tous en ligne
Un immense projet participatif visant à commémorer les victimes des persécutions nazies a rassemblé des milliers de volontaires du monde entier confinés par la crise sanitaire du coronavirus. Le projet « Every Name Counts » [Chaque nom compte], basé sur les archives allemandes d’Arolsen (anciennement Service international de recherche), vise à rendre consultables 26 millions de documents historiques récemment numérisés.
Cynthia Peterman est une éducatrice juive de Washington. Tamara Matic a récemment obtenu son diplôme universitaire et vit dans un village du nord-ouest de la Serbie. Gaby Schuller travaille comme secrétaire dans un lycée de Cobourg, en Allemagne. Chana Broder est une professeure d’anglais à la retraite qui vit près de Tel Aviv.
Aucune de ces femmes ne se connaît. Cependant, elles ont rejoint des milliers d’autres bénévoles pour indexer ces documents numériques.
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Le projet a été lancé à l’origine pour marquer la Journée internationale de commémoration de la Shoah en janvier dernier. Vingt écoles des environs de Bad Arolsen, en Allemagne, ont participé à un projet pilote limité, et il était prévu de l’étendre en 2021.
« Mais ensuite, la pandémie de Covid-19 a frappé et les gens du monde entier étaient coincés chez eux et cherchaient des choses pour occuper leur temps. Nous avons réalisé que nous avions l’opportunité d’étendre immédiatement le programme ‘Every Name Counts' », a commenté Floriane Azoulay, directrice des archives d’Arolsen, au Times of Israël dans une récente interview.
C’était l’occasion parfaite de mettre à profit l’intérêt et l’énergie d’une communauté mondiale de bénévoles pour aider à faire avancer la nouvelle mission des archives, qui consiste à mettre ses fonds à la disposition des chercheurs et, plus important encore, des membres des familles qui veulent savoir exactement ce qui est arrivé à leurs proches pendant et immédiatement après la guerre.
Alors qu’une partie des archives est devenue accessible au public en ligne en mai 2019, la production participative est une nouvelle approche pour les archives d’Arolsen. Avant la pandémie, elles n’avaient recours qu’à des sociétés extérieures, à l’intelligence artificielle et à leur propre personnel pour l’indexation.
Les vastes archives sont renfermées dans un complexe de six bâtiments remplis du sol au plafond de 30 millions de documents originaux relatifs au sort de 17,5 millions de victimes de persécutions nazies. Le complexe de bâtiments a été interdit au public pendant des décennies et les demandes d’information sont restées sans réponse pendant des périodes excessivement longues, voire sans réponse du tout. Plus grave encore, la plupart des documents n’ont pas été numérisés.
La quantité stupéfiante de documents a été collectée par les forces alliées lors de la libération de l’Europe et comprend des données sur les camps de concentration, des listes de transport et de déportation, des dossiers sur des arrestations et des emprisonnements par la Gestapo et des documents sur le travail forcé et l’esclavage. On y trouve également des millions de cartes d’identité et des dossiers de personnes déplacées, ainsi que des dossiers de réinstallation et d’émigration d’après-guerre.
Il y a aussi des registres de cimetières pour les travailleurs forcés et pour les prisonniers décédés, ainsi que des témoignages de survivants des camps de concentration recueillis par les forces de libération. Quelque 2,5 millions de dossiers contiennent à eux seuls une correspondance d’après-guerre d’individus qui se sont inquiétés du sort de leurs proches et du lieu où ils se trouvaient.
Depuis sa nomination en janvier 2016, Floriane Azoulay, experte en droits humains et Juive française d’origine nord-africaine, a concentré les efforts des archives non seulement sur la numérisation de ses fonds (achevée à 80-90 %), mais aussi sur l’ouverture au monde de cette institution autrefois secrète. Jusqu’à présent, cela s’est fait par le biais de plusieurs campagnes et expositions, comme « Mémoire volée« , un projet visant à restituer les effets personnels confisqués par les nazis aux survivants ou à leurs descendants.
Selon Mme Azoulay, le projet « Chaque nom compte » fait partie de cet effort visant à rendre les fonds d’archives accessibles, et aussi afin de construire une communauté à travers et autour d’eux.
Un appel à bénévoles devenu viral
Un grand nombre de bénévoles ont contribué à l’indexation des documents numérisés, car la nouvelle s’est répandue rapidement par le biais des réseaux sociaux. Il y a actuellement quelque 7 000 bénévoles inscrits, mais il n’est pas nécessaire de s’inscrire pour y participer.
« Nous avons mené une campagne sur les réseaux sociaux en Allemagne, et elle s’est répandue dans le monde entier. Les médias traditionnels ont également repris le projet », indique Floriane Azoulay.
Shana Broder a lu un article du New York Times sur le projet. La femme de 81 ans, qui a survécu à la Shoah en se cachant lorsqu’elle était enfant après s’être échappée du ghetto de Bialystok avec ses parents et d’autres membres de sa famille, avait dix ans d’expérience en tant que bénévole aux archives de l’Institut international Massuah pour les études sur la Shoah au Kibboutz Tel Yitzhak.
Elle dit au Times of Israël n’avoir eu aucune difficulté avec l’interface en ligne du projet, qui lui demande de parcourir des documents originaux et de saisir ensuite des informations de base – nom et date de naissance – dans une base de données. Les noms doivent être tapés correctement par au moins deux personnes différentes, puis vérifiés à nouveau par le personnel des archives. Un logiciel qui tient compte des différentes orthographes des noms est utilisé.
« Je ne travaille pas avec les listes, car l’écriture est trop petite. Je travaille avec les cartes individuelles », précise Mme Broder, qui a immigré au Canada avec ses parents après la guerre, puis s’est installée en Israël en 1972 avec son mari et ses enfants.
Comme toutes les personnes interrogées pour cet article, la Serbe Tamara Matic confie qu’elle aime pouvoir travailler sur « Chaque nom compte » à sa convenance – quand elle le veut, et y consacrer le temps qu’elle souhaite.
Tamara Matic, 23 ans, est diplômée en enseignement préscolaire, mais se trouve au chômage en raison du ralentissement économique actuel. Elle est « tombée sur » le projet alors qu’elle cherchait en ligne des possibilités de volontariat.
Celui-ci a éveillé son intérêt en raison de la persécution de sa famille lorsque les troupes hongroises soutenant les puissances de l’Axe ont traversé la frontière et occupé la Yougoslavie au printemps 1941. Son arrière-grand-mère, Ljubica Napijalo, a été déportée dans un wagon à bestiaux avec son premier mari et ses trois jeunes fils à Barcs, en Hongrie, où ils ont souffert de la faim et de négligence.
Sous les yeux de sa grand-mère Mirjana, âgée de 75 ans, Tamara Matic révèle au Times of Israël, dans une interview vidéo réalisée depuis sa maison près de Sombor, que Ljubica et sa famille ont été transportées dans un camp de concentration à Šarvar, en Hongrie. Ses deux fils aînés y sont morts avant que les prêtres ne convainquent les autorités hongroises de libérer les femmes et les enfants pour les renvoyer en Serbie.
Ljubica est revenue seule ; son plus jeune fils est mort en chemin. Lorsque son mari a appris la nouvelle, il a cessé de manger et est mort de la tuberculose à Šarvar. Interdite de retour dans sa ville natale, Ljubica a été emmenée à Subotica, en Serbie, et mise au service d’une riche famille.
« Ma grand-mère est très heureuse que je participe à ce projet », indique Tamara Matic.
Pour elle et de nombreux autres bénévoles, « Chaque nom compte » est leur introduction aux archives d’Arolsen. En revanche, Gabby Schuller, en tant que bénévole du projet Stolpersteine, utilise depuis longtemps les ressources des archives dans ses recherches sur le sort des victimes de la Shoah de sa ville natale en Bavière.
Au cours des six dernières années, cette femme de 59 ans a contribué à découvrir le sort de plus de 120 Juifs locaux pendant la guerre afin que des plaques commémoratives sous la forme de « pierre d’achoppement » puissent être placées devant leur dernier lieu de résidence.
Mme Schuller indique n’avoir pas beaucoup appris sur la Seconde Guerre mondiale à l’école, et que ses parents et grands-parents refusaient de parler de leurs expériences. Tout ce qu’elle sait, c’est que sa grand-mère y a perdu deux frères et son premier mari, et que le deuxième époux de sa grand-mère avait perdu sa jambe au combat.
Maintenant que les générations précédentes sont parties, Mme Schuller se sent obligée de se plonger dans le passé.
Lorsque elle a découvert l’opportunité de se porter volontaire pour « Chaque nom compte » sur le site des archives d’Arolsen, elle s’est immédiatement inscrite et y travaille dès qu’elle en a l’occasion.
« Il n’est pas nécessaire de faire beaucoup d’efforts pour aider les autres, et pour aider à construire ce mémorial », commente Mme Schuller.
Qui sait lire le vieil allemand ?
Selon Mme Azoulay, de nombreuses personnes ayant des compétences de toutes sortes ont été attirées par le projet du fait qu’il est hébergé sur la plateforme Zooniverse, qui permet à chacun d’aider les professionnels dans leurs recherches.
« Nous avons vraiment bénéficié des connaissances spécifiques de ces volontaires. Par exemple, certains ont la capacité de lire l’ancienne écriture allemande, ou ont une connaissance approfondie de l’histoire de Dachau. Ces personnes ont rédigé un grand nombre de commentaires, et elles ont également ajouté des métadonnées qui nous ont permis de retracer des liens généalogiques au-delà des seuls noms et dates de naissance », se réjouit Mme Azoulay.
Cynthia Peterman, basée à Washington, s’est impliquée avec déjà une expérience pour le Musée mémorial de la Shoah et les Archives nationales des Etats-Unis. Sa mère a fui Vienne en 1938, mais a transmis ses compétences en allemand à sa fille, éducatrice.
Cette femme de 60 ans dit aimer travailler avec des documents primaires et qu’il était important que les étudiants d’aujourd’hui y soient également exposés.
« Cela permet de contextualiser l’histoire pour eux. Cela concrétise le fait qu’il s’agit de personnes et de lieux réels », estime-t-elle.
Comme il reste peu de survivants pour partager leurs témoignages avec les jeunes, il est impératif de rendre ces documents primaires disponibles et facilement consultables.
« C’est une course afin de récupérer ces informations », indique Mme Peterman.
Selon Mme Azoulay, les Archives d’Arolsen s’engagent à rendre tous les noms de leurs vastes collections consultables en ligne d’ici 2025. Plus il y aura de volontaires, plus vite ce sera fait.
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