Une femme juive à la tête de la lutte contre le nationalisme chrétien aux Etats-Unis
Depuis 2018, Rachel Laser travaille avec les Chrétiens pour empêcher une mainmise de la religion sur les affaires publiques

JTA – Pendant des dizaines d’années, les membres d’Americans United for Separation of Church and State [NDLT : Américains unis en faveur de la séparation de l’Église et de l’État] ont qualifié leurs adversaires ‘d’extrémistes religieux’ ». Mais aujourd’hui, l’organisation a un objectif plus ciblé, à savoir la lutte contre le nationalisme chrétien.
Ce changement de ligne est l’œuvre de Rachel Laser, à la tête de l’organisation depuis six ans.
Juive et toute première membre d’une minorité religieuse à diriger Americans United depuis sa fondation en 1947, Laser tient à ce que l’organisation ait une vision plus claire de ce qu’elle estime être une menace contre le pluralisme religieux aux États-Unis, à savoir l’idée que les lois américaines devraient favoriser les valeurs chrétiennes aux détriments de celles d’autres confessions.
La concernant, cela n’a pas été une décision facile à prendre.
« Au fond de moi, je crains de m’aliéner les Chrétiens, comme le font de nombreux Juifs », avait écrit Laser dans le magazine de l’organisation, en 2024. « Lorsque vous représentez à peine 2 % de la population, il peut sembler dangereux de se lancer dans une forme d’adversité avec 65 % de la population. »
Ce doute lui était apparu avant même de prendre la direction de l’organisation. Lors de cette interview, Laser explique à la Jewish Telegraphic Agency avoir demandé aux membres du Conseil d’Administration : « Pourquoi n’embauchez-vous pas de membres du clergé chrétien ? »
Americans United a toujours été dirigé par des pasteurs – mais Barry Lynn, qui avait présidé aux destinées de l’organisation de 1992 à 2018, explique qu’il était favorable à la nouveauté. Si tant est que la capacité d’un Juif à lutter contre le nationalisme chrétien ait soulevé des doutes, Laser les a pleinement rassurés, indique-t-il.

« J’y ai beaucoup réfléchi, mais je ne pense pas que ce soit un handicap ou un problème parce qu’elle travaille en étroite collaboration avec les membres du conseil, qui sont eux-mêmes chrétiens. Elle travaille dans le cadre de coalitions », poursuit Lynn. « Elle a saisi l’ampleur du danger que le nationalisme chrétien représente pour le christianisme et pour les minorités religieuses. »
Agée de 55 ans, Laser est l’épouse de Mark Davies, avocat spécialiste des questions de propriété intellectuelle. Ils ont trois enfants et fréquentent Adas Israel, une congrégation conservatrice de Washington, DC.
Elle a commencé son parcours à Chicago, ville qui a vu grandir cette fille de militants juifs pour lesquels la vie religieuse n’était pas une priorité. C’est en accompagnant une amie qu’elle a fait la rencontre du rabbin Arnold Jacob Wolf, juif réformé progressiste très impliqué dans les questions de droits civiques et autres questions liées à la justice sociale.
« J’étais une enfant très curieuse et il m’encourageait à poser des questions », se rappelle Laser, très émue, en évoquant Wolf, décédé en 2008. « Plus je posais de questions, plus il m’appréciait. C’est ce que j’aime dans le judaïsme. »
Laser (son nom se prononce LAZZ-er) a mis ces valeurs au cœur d’une carrière dédiée au service public. Une fois diplômée en droit, elle a occupé des postes de direction au sein de diverses organisations de défense des droits reproductifs, d’égalité LGBTQ ou de dialogue interreligieux : elle a par exemple été directrice adjointe du Centre d’action religieuse, service de plaidoyer du judaïsme réformé.
« C’est une juive bien informée très en phase avec les questions qui intéressent les Juifs », estime le rabbin David Saperstein, qui a dirigé le Centre d’action religieuse du temps de Laser. « Elle s’est parfaitement coulée dans la vision du mouvement réformé selon laquelle la justice sociale est un élément central de la judéité. »
Il explique l’avoir embauchée parce qu’elle avait déjà fait ses preuves, en tant qu’artisane du rapprochement, et qu’il était important pour l’organisation d’aller au-delà des lignes politiques et idéologiques de Washington. C’est la compétence qui a fait toute la différence lorsque Americans United l’a sollicitée en 2018 pour lui demander d’aider l’organisation à trouver son positionnement en des temps de forts clivages.

C’est au cours de la deuxième année de la première présidence Trump qu’elle a pris les rênes de l’équipe, à un moment où le débat sur la religion dans la vie publique faisait rage. Laser a alors commandité une étude afin de mieux connaître l’opinion de la population et de tester ainsi la communication d’Americans United.
Les résultats ont été mitigés. L’extrémisme religieux trouvait en effet un écho auprès de tous les segments de la population, moins le « nationalisme chrétien » – sans doute moins connu – écho qui, en outre paraissait positif à certains.
« Nous ne voulions pas que les gens puissent penser que nous voulions nous en prendre au christianisme ou au patriotisme », explique Laser.
C’était avant l’assaut du 6 janvier 2021 contre le Capitole des États-Unis.
Pour Laser, cette insurrection a eu les effets d’un signal d’alarme. Dans le discours biblique et dans les rituels religieux des émeutiers, elle a vu les stigmates d’un nationalisme chrétien menaçant et d’une puissance jusqu’alors largement sous-estimée.
Elle s’est très rapidement attachée les services d’Andrew Seidel, éminent critique du nationalisme chrétien. Le jour-même de son arrivée au poste de vice-président des communications stratégiques d’Americans United, Seidel a témoigné devant le Congrès sur le rôle du nationalisme chrétien dans l’insurrection du Capitole.
C’est à ce moment-là qu’Americans United a commencé à utiliser le terme, afin de sensibiliser la population et d’expliquer en quoi la séparation de l’Église et de l’État était une contre-mesure absolument essentielle.

« L’antidote au nationalisme chrétien est la séparation de l’Église et de l’État », a affirmé Laser lors d’une interview. « C’est la kryptonite qui peut empêcher les nationalistes chrétiens de faire passer leurs opinions dans nos lois. »
Sous la direction de Laser, Americans United a entrepris des actions en justice très médiatisées, comme sa plainte contre le projet de charte religieuse pour les écoles dans l’Oklahoma ou l’aide apportée à un couple juif du Tennessee débouté de sa demande d’adoption en raison de sa confession religieuse.
L’organisation a par ailleurs contribué à la sensibilisation de la population au Projet 2025, proposition conservatrice de la Heritage Foundation pour le deuxième mandat de Trump.
Et les donateurs ont réagi à cette nouvelle donne. En 2023, l’organisation a déclaré un chiffre d’affaires de 17,9 millions de dollars, trois fois plus qu’avant l’arrivée de Laser.
Pour autant, l’action de Laser ne s’est pas faite sans controverse. Le syndicat des employés de l’organisation et d’anciens membres du Conseil d’Administration lui ont reproché d’avoir laissé prospérer un climat de travail toxique et de mettre l’accent sur la publicité au détriment de l’action juridique. Suite à une enquête externe sur la culture de travail de l’organisation, le Conseil d’Administration a assuré Laser de son soutien plein et entier.
L’action de Laser en faveur de la lutte contre le nationalisme chrétien reflète des tensions plus grandes encore au sein de la société américaine. Car si l’affiliation religieuse est en déclin, l’alliance politique de Trump avec la droite chrétienne donne des ailes à une minorité volontiers tapageuse.
« Chrétiens, je vous aime », a-t-il déclaré durant la campagne. « Dans quatre ans, vous n’aurez plus à voter, tout sera si bien fait que vous n’aurez plus à voter. » Et dans leur grande majorité, ils ont effectivement voté pour lui.

Depuis son élection, Trump a établi pour les besoins de sa prochaine administration une liste d’adjoints qui donne une idée de la force de son alliance politique avec la droite chrétienne, entre le candidat au poste de directeur du budget de la Maison Blanche, Russell Vought, à son candidat préféré pour le poste de Secrétaire à la Défense, Pete Hesgeth.
Mais s’ils ont donné aux Républicains une victoire éclatante, les électeurs américains s’opposent, dans le même temps, à un grand nombre de mesures prônées par les Chrétiens conservateurs. Dans sept États – quatre d’entre eux remportés par Trump -, les électeurs se sont déterminés en faveur de la protection du droit à l’avortement. Les trois propositions de l’État visant à permettre aux écoles privées et religieuses d’être financées par des fonds publics ont été rejetées.
Selon Laser, ces résultats sont le signe du rejet du nationalisme chrétien et de l’adhésion au principe de séparation de l’Église et de l’État. Pour affirmer qu’une solide majorité des Américains sont en phase avec sa vision du monde, elle s’appuie sur des sondages comme ceux du Public Religion Research Institute [NDLT : l’Institut Public de recherche sur le fait religieux].
« Nous avons constaté que dans un ratio de deux contre un, les Américains étaient contre le nationalisme chrétien », explique le président du Public Religion Research Institute, Robert Jones.
Il se dit sûr du résultat de ses sondages dont la formulation « laisse peu de place à l’ambiguïté ».
« On trouve par exemple : ‘La loi américaine devrait être basée sur la Bible’, ‘Pour être vraiment américain, il faut être chrétien’ ou encore ‘Les chrétiens devraient prendre le contrôle de tous les pans de la société américaine’ », poursuit-il.

L’expression « nationalisme chrétien » a certes fait son entrée sur la scène publique ces dernières années, mais l’organisation de Jones étudie aussi bien la réaction des sondés à cette expression qu’aux attitudes sous-jacentes.
« Nous avons constaté que celles et ceux qui se disent nationalistes chrétiens sur la base de nos critères ont une vision positive de cette expression alors que ceux qui n’adhèrent pas à cette vision du monde en ont une perception négative », explique Jones. « Nous ne sommes pas dans le cas d’une expression utilisée par un camp pour en salir un autre. »
Le phénomène est perceptible dans les fortes ventes d’un livre paru en 2022 : « The Case for Christian Nationalism », du théoricien politique conservateur Stephen Wolfe, comme chez des politiciens de tout premier plan, comme la Représentante Marjorie Taylor Greene ou le Sénateur Josh Hawley, qui se présentent volontiers de cette manière.
Mais même si l’expression est désormais bien connue, la question des termes à employer est loin d’être réglée. De part et d’autre de l’échiquier, les parties prenantes sur la question de la place de la religion dans la vie publique font des choix divers pour des raisons stratégiques, entre autres considérations.
Pour s’y retrouver dans ce maquis rhétorique, Ruth Braunstein, professeure de sociologie à l’Université du Connecticut, a dû déployer des trésors d’attention. Elle s’est vue attribuer il y a peu une subvention de la Fondation Henry Luce pour répertorier les individus et groupes opposés au nationalisme chrétien.
Une grande partie de la centaine de groupes figurant sur sa liste ne se réfèrent pas stricto sensu au nationalisme chrétien.

« Certains, par exemple, parlent de défendre ou promouvoir une démocratie pluraliste », explique Braunstein. « D’autres, d’une vision plus inclusive de l’identité américaine. »
C’est ce que font de plus en plus d’organisations, à commencer par Americans United. Pour Braunstein, l’organisation de Laser fait clairement partie du périmètre de son projet de recherche.
« Ils sont bien connus, sérieux et respectés, et ont les ressources pour aider d’autres organisations », poursuit-elle. « Ils sont à mon sens un acteur majeur au sein de ce vaste réseau. »
Il y a de cela quelques semaines, Laser a été brièvement interviewée par CNN au sujet de son opposition aux projets de l’Oklahoma et du Texas d’introduire le christianisme à l’école. Elle n’a rien dit de son identité, se bornant à exposer les arguments d’Americans United, à savoir qu’il appartient aux parents, et non aux politiciens, de décider dans quelle mesure les enfants doivent entendre parler de religion, que cette immixtion des États avait pour effet de salir la religion au lieu de lui profiter et que le mélange de l’Église et de l’État allait à l’encontre des idéaux fondateurs du pays.
Mais un téléspectateur de CNN que les propos de Laser incommodaient a appelé la chaine après avoir découvert – sur Google – ou supposé que Laser était juive. Il a fait de cette identité le cœur d’une longue tirade qui s’est terminée sur une menace.
« Quand les Juifs prennent officiellement position contre le christianisme, c’est un problème », a écrit le téléspectateur en colère. « Arrêtez de profiter des gens qui vous traitent correctement : leur patience a des limites. »

Lorsqu’on lui demande si ce genre de menace l’inquiète quant à la place des Juifs aux États-Unis, elle répond : « En effet, je suis juive. Ce qui ne va pas sans une certaine dose d’inquiétude. La question est pertinente. »
Elle s’empresse ensuite de souligner ne jamais s’être sentie isolée dans son engagement et avoir toujours pu compter sur ses alliés chrétiens.
Ainsi, dès qu’elle a pris la tête de son organisation, elle a mis en place un conseil religieux pour Americans United fort de nombreux pasteurs (et d’autres chefs religieux). Lorsque l’organisation intente des poursuites, elle le fait toujours en incluant des plaignants chrétiens.
« Il est plus important de dire clairement que les Chrétiens sont les leaders de cette cause », conclut-elle. « Quoi qu’il en soit, je n’ai aucune intention d’aller vivre ailleurs. Ce pays a beaucoup fait pour les Juifs et je lui en suis reconnaissante. Je veux désormais m’assurer que mes enfants et les enfants de mes enfants vivront la même chose et seront fiers d’une Amérique égale à elle-même. »
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