Accord Émirats/gazoduc : Un danger pour les récifs coralliens d’Eilat
Alors que les pétroliers arrivent de la mer Rouge en Méditerranée, des experts signalent qu'une fuite pourrait détruire le seul récif au monde épargné par le dérèglement climatique
Sue Surkes est la journaliste spécialisée dans l'environnement du Times of Israel.
Plus de 200 scientifiques d’Israël et du monde entier implorent le gouvernement de stopper le plan visant à transformer un vieux pipeline en outil majeur de transport de pétrole brut, depuis le Golfe persique vers le sud de l’Europe, citant des inquiétudes liées au risque d’une catastrophe environnementale qui pourrait décimer la célèbre barrière de corail dont s’enorgueillit l’Etat juif.
« Un ‘petit’ dysfonctionnement ou des dégâts survenant sur un pétrolier suffiront à entraîner une catastrophe environnementale majeure », ont écrit les signataires d’un courrier qui a été envoyé au Premier ministre Benjamin Netanyahu et aux ministères des Finances et de la Protection environnementale, lundi.
Au mois d’octobre, l’entreprise publique Europe-Asia Pipeline Co. – qui s’appelait, dans le passé, Eilat-Ashkelon Pipeline Co. – a signé un protocole d’accord avec MED-RED Land Bridge, une co-entreprise israélo-émiratie, prévoyant le transfert de pétrole et de produits dérivés du pétrole depuis un terminal de la mer Rouge jusqu’à la mer Méditerranée, en passant par le territoire israélien.
Les signataires craignent qu’une fuite de pétrole ne vienne gravement endommager les récifs de coraux de la mer Rouge – dont la résilience pour le moins inhabituelle face aux eaux qui se réchauffent pourrait aider à sauver d’autres coraux en péril à l’avenir.
Un tel désastre, avertissent-ils, pourrait paralyser les autres vies marines, détruire l’industrie du tourisme en Israël, en Jordanie et en Egypte et mettre un terme à la désalinisation des eaux méditerranéennes, un procédé qui permet une grande partie de l’approvisionnement en eau potable au sein de l’Etat juif.
Les 231 signataires de la missive – des biologistes, des écologistes spécialisés dans la vie marine, des géographes, des ingénieurs et des experts en santé publique – proviennent d’institutions universitaires de tout Israël mais également des Etats-Unis, d’Australie, d’une grande partie de l’Europe, du Brésil, des îles Fidji et du Japon.
Parmi eux, Charlie Veron de l’Institut australien des sciences marines, le professeur Maoz Fine de l’Institut interuniversitaire de sciences marines à l’université d’Eilat, Amatzia Genin de l’université hébraïque et Andrea Grottoli professeur à l’université d’Etat de l’Ohio, qui est actuellement président de l’International Coral Reef Society, une organisation qui s’intéresse aux coraux partout dans le monde.
Le courrier salue une campagne menée par une vingtaine d’organisations environnementales – avec à leur tête Zalul, Desert and Sea et Eilat-Eilot Renewable Energy, des groupes qui cherchent également à stopper l’accord conclu sur le pipeline, craignant des dégâts environnementaux irréversibles.
Yossi Loya, professeur à l’université de Tel Aviv, signataire de la lettre et qui a remporté, en l’an 2000, la prestigieuse médaille Darwin pour la recherche sur les récifs coraliens, explique au Times of Israël que l’accord pétrolier est « une bombe à retardement environnementale ».
Cet accord expose tout le Golfe d’Eilat-Aqaba, les rives du Sinaï et ses récifs de coraux ainsi que toute la ligne côtière méditerranéenne au « danger immense que pourrait entraîner une fuite, un dysfonctionnement voire un sabotage délibéré – ce qui, dans notre secteur, n’est qu’une question de temps », dit la missive.
Cet accord aurait été l’une des premières retombées tangibles des Accords d’Abraham, négociés par les Etats-Unis, qui ont été signés entre l’Etat juif et les Emirats arabes unis.
Ce pacte permet à 120 pétroliers contenant jusqu’à 30 millions de mètres-cubes de pétrole et de produits dérivés d’utiliser le port de l’EAPC à Eilat, sur les rives de la mer Rouge, dans le sud d’Israël.
Le pétrole du Golfe transitera ensuite via les conduites de l’EAPC, à travers les désert d’Arava et du Néguev, situés dans le sud d’Israël, vers un terminal de la firme à Ashkelon, sur la côte sud de la Méditerranée. De là, il sera à nouveau embarqué à bord de pétroliers qui le livreront sur les marchés du sud de l’Europe.
L’accord autorise également le transport du pétrole par le biais du même pipeline depuis les régions méditerranéennes et de la mer Noire vers l’Asie, selon l’EAPC.
Il pourrait rapporter à l’EAPC entre 700 et 800 millions de dollars au cours des huit prochaines années, a fait savoir Reuters.
La plus grande partie du pétrole du Golfe traverse actuellement le canal de Suez ou le pipeline Sumet, en Egypte. Au cours des dernières années, pas plus de deux ou trois pétroliers avaient été amenés à jeter l’ancre au terminal de l’EAPC à Eilat – ils transportaient en majorité du pétrole en provenance d’Asie centrale et de Russie – avant de continuer leur voyage vers l’Extrême-Orient.
Au cours du dernier mois seulement, malgré tout, ce sont trois pétroliers qui se sont amarrés à Eilat, selon Yuval Arbel, de l’organisation de défense de l’environnement marin Zalul. Parmi eux, le Faithful Warrior, un bateau de 150 tonnes, battant pavillon grec, qui a passé les journées de samedi et dimanche à charger à son bord du pétrole brut.
« Le déchargement de pétrole à une telle proximité des réserves naturelles… des sites touristiques et des plages de baignade n’a aucun précédent dans le monde », estime la lettre, qui ajoute qu’Eilat se situe sur une zone de séisme majeure et que les infrastructures de l’EAPC ont été construites avant l’adoption de régulations des constructions dans les secteurs susceptibles de subir des tremblements de terre.
L’EAPC avait été établie en 1968 sous la forme d’une co-entreprise israélo-iranienne qui transportait le pétrole asiatique d’Eilat vers l’Europe, par le biais d’un réseau de pipelines reliant Eilat à Ashkelon et à Haïfa, en remontant la longueur d’Israël. Selon le site de l’EAPC, la compagnie exploite 750 kilomètres de pipelines au sein de l’Etat juif. La firme fonctionne sous l’autorité du ministère des Finances, même si c’est l’Autorité du transport maritime, au sein du ministère des Transports, qui est chargée de superviser les terminaux.
En raison de la nature de l’EAPC en tant que co-entreprise avec l’Iran, les opérations de la firme restent excessivement secrètes et même aujourd’hui, les informations la concernant peuvent être censurées par l’armée israélienne.
Des inspecteurs contrôlent de temps en temps ses activités, même si un manque de transparence rend difficile de savoir précisément quelle est la fréquence de ces contrôles et sur quels critères ils se basent.
Il y a six ans, la société a établi le record ignominieux de la plus grande catastrophe environnementale de l’histoire d’Israël lorsqu’un de ses pipelines s’est rompu, envoyant quelque 5 millions de litres de pétrole brut dans la réserve naturelle d’Evrona, dans le sud d’Israël.
En octobre, les procureurs d’État ont annoncé que le EAPC et cinq cadres supérieurs actuels et anciens pourraient être jugés, en attendant une audience, pour leur rôle présumé dans la catastrophe, qui a causé des dommages estimés à 100 millions de NIS.
En février 2020, le EAPC et d’autres organisations ont été condamnés pour avoir porté atteinte à la nature protégée en mer Rouge après avoir endommagé plus de 2 600 coraux au large de la ville côtière d’Eilat, dans le sud du pays.
Signataires et activistes craignent qu’un écoulement à l’un des terminaux cause encore davantage de dégâts, notamment sur le célèbre récif corallien d’Eilat, situé à quelques centaines de mètres du port EAPC. On trouve également des coraux dans la zone du port.
« Les récifs coralliens sont considérés, en termes de richesse et de biodiversité, comme les « forêts tropicales » souterraines du monde. Le récif corallien d’Eilat a failli disparaître dans les années 70 en raison des activités intensives de l’ancien pétrolier EPA et commence à se remettre, au bout de 40 ans », indique la lettre.
Grâce à leurs caractéristiques génétiques, les coraux de la mer Rouge sont exceptionnellement robustes malgré la hausse des températures dans la mer Rouge, et n’ont pas montré les signes mortels de blanchissement observés dans d’autres récifs du monde.
« De ce fait, les coraux du golfe d’Eilat sont un trésor naturel unique et rare, dont l’importance augmente pendant la crise climatique : ils peuvent être à l’origine de la restauration des récifs coralliens dans le monde entier. Une fuite de pétrole ne tuerait pas seulement les coraux du golfe d’Eilat, mais nuirait également aux chances de sauver les coraux de l’extinction en général ».
Une fuite de pétrole aggraverait les dangers auxquels les récifs coralliens du golfe d’Eilat sont confrontés en raison de l’intensité croissante des tempêtes liées au changement climatique, indique la lettre.
Les récifs « ne survivraient pas à une autre marée noire », prévient la lettre.
Le courrier souligne que la pollution se propagerait rapidement en raison des vents forts caractéristiques de la baie d’Eilat. Même un déversement de 1 % du contenu d’un pétrolier équivaudrait à des milliers de barils de pétrole.
Les déversements de pétrole endommagent l’ensemble de l’écosystème, poursuit la lettre, privant l’eau de lumière et d’oxygène, pénétrant dans la chaîne alimentaire par l’intermédiaire des poissons planctoniques, endommageant le système de reproduction et la croissance des créatures marines, étouffant les mammifères tels que les dauphins et obstruant les plumes des oiseaux afin qu’ils ne puissent pas voler.
Un dysfonctionnement du terminal d’Ashkelon causerait non seulement des ravages le long des côtes méditerranéennes d’Israël, mais arrêterait probablement le fonctionnement des usines de dessalement, selon les scientifiques.
L’année dernière, au moment où le protocole d’accord a été signé, plusieurs mètres cubes de pétrole se sont échappés de l’oléoduc Trans-Israël appartenant au CPEA, à trois kilomètres des côtes d’Ashkelon.
Contrairement à Ashkelon, la courte jetée d’Eilat rapproche les pétroliers du littoral.
La lettre souligne également l’augmentation de la pollution de l’air qui pourrait résulter de la mise en œuvre de l’initiative Red-Med. Il n’existe pas de réglementation sur la pollution pour les navires qui accostent en Israël, malgré la décision du gouvernement de 2017 d’en créer une.
Parmi les incidents de dommages environnementaux liés à l’EPAC autres qu’Evrona, quelque 40 tonnes de pétrole se sont échappées d’une conduite près de Tirat Carmel, dans le nord du pays, en 2007.
En 2011, un tracteur travaillant sur un projet de l’EAPC a heurté l’un des pipelines de la société, déversant 1,5 million de litres de carbu-réacteur dans la rivière Nahal Zin, dans le sud d’Israël. Quelques semaines plus tard, un autre tracteur de la société a heurté le même tuyau, à peine un demi-kilomètre plus loin, provoquant une nouvelle fuite.
En 2012, l’infiltration d’un tuyau du CPEA près de la jonction Givati, près d’Ashkelon, a nécessité l’enlèvement de quelque 2 000 tonnes de terre contaminée.
D’autres incidents ont eu lieu, comme la rupture d’une conduite près de Poleg dans le nord en 2008, et des fuites de pétrole dans la mer en 1998, 1999 et 2002, qui ont finalement valu à la société une amende de 100 000 shekels.