Le yéniche, une langue oubliée
Mais qu’est-ce que le yéniche ? Une langue contenant des hébraïsmes et un groupe ethnique composé de peuples différents. Un voyage en monde yéniche s’impose
- Israël-David Szwarc à Livry-Gargan dans les années trente sur sa carriole recherchant ferrailles et shmattès (fripes). Comme son frère Mathis, il avait appris le yéniche en Allemagne au contact d’autres ferrailleurs avec lesquels il faisait des affaires. (Crédit : Famille Szwarc/DR)
- Des vanniers yéniches, un de leur métier traditionnel (Crédit : FB/Peuple Yeniche)
- Des Yéniches pauvres à Muotathal en Suisse vers 1890. (Crédit : DR)
- Famille de Yéniches suisses, M. Waser et son épouse (née Moser) avec leurs deux enfants. Les Yeniches possédaient souvent une charrue tirée par un cheval pour les plus riches, et par un chien pour les plus pauvres, où ils avaient toutes leur vie, ainsi que leur tente qui servait de lieu d’habitation (Crédit : FB/Peuple Yeniche)
- Un des métiers traditionnels des Yéniches, le remoulage. (Crédit : FB/Peuple Yeniche)
- Une famille de Yéniches, les Siegler, aiguiseurs de métier. (Crédit : FB/Peuple Yeniche)
- Carte postale ancienne montrant Henri Désiré Heugebaert, un Yéniche rémouleur. (Crédit : FB/Peuple Yeniche)
Quelle est la définition de « Juif » ? Longtemps, cela a signifié partager le destin d’un peuple au carrefour de ses Textes et de son contexte. Peuple confronté à l’exil et à la dispersion, la transmission de l’identité spirituelle et culturelle des Juifs a représenté un combat permanent dans les communautés diasporiques. Leur culture a largement été nourrie des sources de la tradition juive d’un côté, et de l’autre du contexte, la terre d’où elles étaient issues, en même temps que forgée par le contact avec les autres civilisations avoisinantes. La richesse culturelle d’un peuple transcendé par des processus de relations mutuelles avec les contrées traversées, sans une qui lui soit propre, a complexifié sa définition. Quoi qu’il en soit, au grès de leurs pérégrinations, les Juifs ont absorbé les langues. La pluralité des langues juives illustrant la richesse en même temps que la complexité de leur culture.
La tradition de l’étude impliquait de connaître l’hébreu des textes à côté de sa langue maternelle (judéo-quelque chose). S’ajoutait celle du pays dans lequel il vivait, et au travers des frontières fluctuantes, la maîtrise des langues augmentait. Le commerce ou tout autre métier qui nécessitaient des voyages accroissaient leur connaissance. C’est ainsi que les Juifs ont souvent été polyglottes aussi bien en monde ashkénaze qu’en monde séfarade : parler plusieurs langues était un facteur d’échanges, leur atout pour le commerce et un élément de leur survie. Par essence, les Juifs d’avant la Shoah ou de l’indépendance de leur pays étaient ainsi polyglottes, quels que fussent leurs professions ou leur échelon social. Du petit commerçant à l’intellectuel, leur multilinguisme était à une échelle qui force l’admiration aujourd’hui, mais qui passait pour banal à l’époque.
Si les Juifs se déplaçaient, les langues qu’ils utilisaient ont voyagé avec eux. Il a ainsi existé des langues employées par les Juifs dans le cadre de leur profession et le yéniche en a fait partie.
Parmi les métiers exercés en monde ashkénaze, le colportage, la brocante, la fripe ainsi l’achat et la revente de métaux étaient des secteurs répandus. Ne pouvant posséder de terres ni acheter un office du fait de leur statut juridique, beaucoup s’y sont investis. Comme l’écrivait Edmond Fleg au sujet des petits commerçants juifs du Marais à Paris : « On passe le pont, on tourne à droite derrière l’Hôtel de Ville et voici un autre monde. La rue est trop étroite, les maisons trop hautes et toutes lézardées. Entre les échoppes s’ouvrent des cours tristes, avec, au fond, des lumières tristes. Il y a des mots hébreux sur les affiches, sur les enseignes, et jusque sur les étiquettes des bouteilles, à la vitrine du marchand de vin. Le brocanteur achète les vieux journaux, les chiffons, les croûtes de pain, les métaux, les rognures des tailleurs et des casquettiers. » (L’Enfant Prophète, 1926)

La langue yéniche a été utilisée par les marchands juifs de ferraille. Elle a circulé en Europe au rythme de leurs pérégrinations commerciales. Très peu étudiée, cette langue employée par les populations de commerçants juifs européens n’a pas encore révélé tous ses mystères. Certains pensent qu’elle a été assimilée par les communautés tziganes, ashkénazes et marranes séfarades.
En tout état de cause, elle était celle des nomades yéniches, un groupe ethnique que l’on trouvait principalement en Europe occidentale et dont l’origine demeure incertaine. La langue yéniche est le sociolecte ou cryptolecte des Yéniches, c’est-à-dire de certains groupes marginalisés qui ont mené depuis le début du XVIIIe siècle une vie nomade ou semi-nomade en Allemagne et dans les pays avoisinants.

S’ils étaient spécialisés dans la vannerie et la mercerie, les Yeniches comptaient également des ferrailleurs. Improprement, du fait de leur vie nomade, ils ont été assimilés aux Roms dont ils ne font pas partie. En Allemagne, en Alsace-Lorraine, ou en Suisse principalement, ils ont prospéré. Plusieurs thèses expliquent leurs origines, dont celle selon laquelle les Yéniches proviendraient de groupes de commerçants itinérants juifs. Cette explication se base sur les hébraïsmes de la langue yéniche et sur l’existence de similitudes non négligeables dans les noms de famille des deux communautés. Chez les Juifs comme chez les Yéniches, on trouve des patronymes comme Weiss, Adler, Stein, Baumgarten, Koch, Zimmerman, Mintz, Meyer, etc. Il est probable que des mariages interculturels ont introduit des noms juifs dans la communauté yéniche. Mais on constate tout de même qu’il n’y a aucune famille de religion juive dans la communauté yéniche, et aucune famille yéniche n’a perpétué les traditions juives.
La langue yéniche a certes, comme toute langue, évolué au cours des siècles, mais sa structure est restée la même, comme l’attestent des documents très anciens. Divers écrits provenant des archives ecclésiastiques, par exemple, des archives de l’évêché de Würzburg, relatent l’existence de Tziganes blancs en 1247 qui se nommaient eux-mêmes « Yienische ».
Leur langage se caractérisait par une grammaire allemande et par un lexique dérivé d’idiomes allemands encore une fois, de l’hébreu, du yiddish et du romani, avec un nombre mineur d’emprunts à d’autres langues européennes comme le français ou l’italien. Du point de vue linguistique, le yéniche, par sa structure et son lexique, est identique à ou est une variante tardive du « rotwelsch ». Ce dialecte était un ensemble de jargons de groupes en marge de la société, souvent itinérants. Les locuteurs du rotwelsch étaient eux-mêmes d’origines très diverses : commerçants ashkénazes parlant yiddish, mendiants, bandits, et de nombreux petits artisans et commerçants du Moyen Âge allemand. Ce terme désignant des variantes de l’argot des « classes dangereuses » dans les pays de langue allemande l’a rendu impopulaire. Le terme rotwelsch est d’ailleurs récusé par certains représentants des Yéniches, qui le considèrent comme discriminatoire et inapproprié pour ce qui, à leur avis, serait une langue propre d’origines plus nobles et anciennes. Comme le rotwelsch, le langage yéniche comporte de nombreux hébraïsmes, davantage même que le yiddish. Et les Yéniches alsaciens, suisses et d’Allemagne méridionale revendiquent des ancêtres issus des groupes variés parlant le rotwelsch.
Des « passerelles linguistiques » ont également existé entre le yéniche et le yiddish, mais pas seulement. Selon la classification internationale (norme ISO 639-3), le yéniche est considéré comme une langue d’Allemagne associant l’allemand, le yiddish, le roman et le rotwelsch.
Comme nous l’a expliqué le linguiste Bernard Vaysbrot, spécialiste du yiddish, « yéniche » fait penser à un mot yiddish qui signifie « la langue des autres », c’est-à-dire. celle qu’employaient les marginaux.

Mais l’étymologie du mot « jenisch » fait l’objet d’autres hypothèses, la première est celle des racines yiddish ou hébraïques (de jônêh
« frauduleux », ou de jedio « science, connaissance »), l’autre de la racine tzigane džan — (« savoir, connaître ») en romani : la langue yéniche serait donc la langue de ceux « qui savent », c’est-à-dire des initiés. Cette hypothèse semble se confirmer.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, le mot « jenisch » a été adopté dans les documents officiels et dans la littérature criminologique comme de
« gaunerisch » ou « jaunerisch » (voyou), tandis qu’en argot ce mot, est attesté avec le sens de « savant, intelligent » et comme auto-désignation des locuteurs et de leur parler. Le mot « Jenisch » est attesté une autrefois en 1714, dans un texte qui cite l’expression « jenische Sprach » (langue yéniche), pour désigner celle de criminels ou de gens de mauvaise vie. Selon ce document ancien, ce langage argotique qu’ils étaient les seuls à employer, leur servait à mieux cacher des populations parmi lesquelles ils vivaient leurs secrets et leurs actes répréhensibles.
Elle a évolué pour devenir celle des échanges pour commercer. Il fallait en effet une langue commune entre vanneurs, rémouleurs et ferrailleurs et fripiers qui pourrait nommer les choses même si la syntaxe était mal définie.
Le peuple yéniche comprenait plusieurs nationalités, et plusieurs religions. Certaines familles yéniches ont ainsi eu des contacts avec des groupes de commerçants itinérants juifs ou judéo-chrétiens.

Les Yéniches sont appelés Mecheros en Espagne. Selon un témoignage,
« Le peuple yéniche a toujours été juif, mais de religion chrétienne » comme les marranes. Un autre membre de la communauté yéniche actuel de Suisse avance ses origines khazars. Un autre confie : « En tout cas, ici en Suisse, mais également en Allemagne, on a une ancienne tradition qui dit que nous les Yéniches nous sommes les descendants des Lévites ou d’une des douze tribus perdues d’Israël. La seule des douze à être nomade… »
Quant aux Yéniches français, ils semblent pour la plupart issus de familles d’origines complètement différentes, exception faite de certaines branches alsaciennes qui ont des ancêtres communs avec les Yéniches allemands, comme la famille Ehrenbogen. En Alsace, leur langue était composée du dialecte alsacien avec un vocabulaire typiquement yéniche et des mots empruntés au romani, la langue des Roms.
Avec les communautés juives d’Europe, les Yéniches partagent les persécutions et les déportations par les nazis et leurs collaborateurs pendant la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup de familles yéniches vivent dans la mémoire de l’extermination de leurs aïeux. Des Stolpersteine, les pavés de mémoire, sur lesquelles figurent des noms de Yéniches ont été notamment posés à Tuttlingen.
Au cours de la réflexion critique sur les souffrances vécues par les Yéniches à l’époque du nazisme et, de manière différente, en Suisse jusqu’aux années 1970 où ils n’étaient pas en odeur de sainteté, la langue yéniche a joué un rôle important dans les tentatives de construire ou récupérer une identité culturelle et linguistique de ce qui, dans cette perspective, apparaît comme le peuple yéniche. En 1997, le yéniche a même été reconnu en tant que « langue minoritaire sans territoire » de la Suisse.
La langue yéniche, si elle continue d’exister en 2021 est en voie d’extinction, absorbée par les autres langues environnantes. Pourtant, le peuple yéniche défend sa culture, celle d’un des derniers peuples nomades d’Europe occidentale.
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