L’Ukraine honore deux peuples aux racines juives, colère de Poutine
La reconnaissance des Karaïtes et des Krymchaks irrite Moscou, qui a répondu que de telles divisions étaient une pratique nazie ; le président russe rappelle que Zelensky est Juif
JTA — Deux minuscules peuples aux racines juives se retrouvent entraînés contre leur gré dans un nouveau combat diplomatique entre la Russie et l’Ukraine.
Les quelques centaines de Karaïtes qui restent aujourd’hui en Ukraine sont les descendants d’un mouvement qui s’est séparé du judaïsme au 8e siècle en Irak. Leur présence a été documentée en Crimée au 13e siècle, et ils ont presque été anéantis pendant la Shoah.
Les Krymchaks, presque éteints, sont quant à eux apparentés aux Karaïtes, mais ils descendraient davantage des Juifs géorgiens.
Le président ukrainien Voldymyr Zelensky a dévoilé le mois dernier un projet de loi qui, selon lui, a été conçu pour aider à préserver l’héritage des petits groupes minoritaires – parmi eux les Tatars, un peuple musulman.
Mais en désignant ces groupes de « peuples autochtones », Zelensky, qui est lui-même Juif, a provoqué la colère de la Russie, qui défend avec zèle les intérêts de la minorité ethnique russe d’Ukraine.
Le président russe Vladimir Poutine a réagi avec force, profitant de l’occasion pour attiser davantage les nombreuses tensions interethniques qui existent en Ukraine. Il a protesté contre l’idée induite par le projet de loi selon laquelle les Russes ethniques, qui représentent environ un tiers de la population de l’Ukraine, et d’autres groupes ne sont en quelque sorte pas indigènes.
« La division en catégories de personnes indigènes, de première classe, de seconde classe et ainsi de suite – est tout à fait odieuse, et rappelle les théories de l’Allemagne nazie », a déclaré Poutine mercredi sur la chaîne de télévision Russia 1.
Les historiens s’accordent sur l’idée que les peuples maintenant connus sous le nom de Slaves ont habité les terres de l’Ukraine d’aujourd’hui bien avant l’arrivée des Tatars il y a environ 500 ans. Les Slaves ethniques sont également arrivés des siècles avant les minorités juives.
Mais les cultures slaves ne sont pas menacées de disparaître en Ukraine. En fait, elles prospèrent suite à la vague de nationalisme survenue à l’occasion du conflit de 2014 – une révolution mouvementée qui a provoqué une ingérence russe.
Les choses sont différentes pour les quelque 300 000 Tatars de Crimée qui vivent en Ukraine et dans des territoires internationalement reconnus comme lui appartenant.
La capture par la Russie de la péninsule de Crimée à l’Ukraine en 2014 a séparé de nombreuses familles de la minorité tatare, qui, même avant la guerre, diminuait en raison de l’assimilation, de l’émigration et d’un faible taux de natalité. La crise financière provoquée par la guerre – en particulier dans l’est de l’Ukraine où vivaient la plupart des Tatars –, a accéléré l’immigration vers les grandes villes et la désintégration de communautés séculaires.
Les Karaïtes et les Krymchaks sont dans une situation bien plus mauvaise. La plupart des quelque 800 Karaïtes vivent en Crimée. En 2007, le Congrès juif euro-asiatique estimait qu’il n’y avait que 300 Krymchaks en Ukraine.
Reconnaissant cela, le projet de loi de Zelensky « favorise le développement de l’identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse des peuples autochtones d’Ukraine », indique le document. Il prévoit un financement spécial pour les projets médiatiques et culturels axés sur la préservation du patrimoine, des langues et de l’éducation des trois groupes désignés par le projet de loi.
Un vif conflit divise de nombreux Russes ethniques et Ukrainiens ethniques dans le pays, qui, depuis cinq ans, a vu l’émergence d’enclaves séparatistes russes ethniques dans ses régions orientales.
Les Juifs d’Ukraine – environ 50 000, selon une étude démographique de 2020 – se sont également retrouvés divisés par ce conflit. En cause : le statut des langues ukrainienne et russe et l’attitude de l’État envers les nationalistes ukrainiens qui ont collaboré avec l’Allemagne nazie pour lutter contre l’Union soviétique.
Certains groupes juifs, comme le Comité juif ukrainien, se sont joints aux Russes ethniques pour s’opposer vigoureusement à la glorification des collaborateurs nazis par le gouvernement et des milices privées. Mais d’autres groupes, comme Vaad, défendent le nationalisme ukrainien et l’opposition à la Russie.
Les organisations juives d’Ukraine n’ont pas réagi au projet de loi sur les peuples autochtones.
Zelensky, ancien acteur avec peu d’expérience politique et une côte de popularité en chute libre, a pris soin de ne pas irriter les nationalistes ukrainiens. Il a exprimé son mécontentement face à l’idée de renommer des rues à la gloire de nationalistes dont les troupes ont assassiné d’innombrables Juifs pendant la Shoah, mais son mandat tend aujourd’hui à se concentrer sur la reprise de l’économie suite à l’épidémie de COVID-19.
En attaquant Zelensky au sujet du nouveau projet de loi, Poutine a fait référence à la propre identité du dirigeant ukrainien. Il a suggéré que la désignation par Zelensky des Tatars, des Karaïtes et des Krymchaks comme « indigènes » était une injustice envers les Juifs d’Ukraine, dont la présence là-bas a été documentée pour la première fois au XIe siècle – environ 200 ans avant les groupes autochtones nouvellement désignés.
« Zelensky lui-même est Juif sur le plan ethnique », a déclaré Poutine à Russia 1. « Je ne sais pas, peut-être qu’il est de sang mêlé. Alors que va-t-on faire avec de telles personnes ? Que va-t-il leur arriver maintenant ? Peut-être que leurs parties du corps devraient être mesurées comme dans l’Allemagne nazie, afin que les ‘vrais aryens’ puissent être distingués des faux ? Alors maintenant, ils vont définir ce qu’est un ‘vrai Ukrainien’ ? »
Les détracteurs de Poutine en Ukraine ont affirmé qu’il ne faisait que mettre de l’huile sur le feu.
« En Russie, les peuples autochtones ne sont autorisés à danser qu’en costumes nationaux », a déclaré Syres Bolyayan à Radio Liberty, un membre de la très petite minorité russe Erzya – un groupe finno-ougrien – basé en Ukraine. « Ceux qui se battent pour les droits de leur peuple sont persécutés pour extrémisme ou sont internés de force dans des hôpitaux psychiatriques. »