Pénurie de beurre en Israël ! Le Times of Israel enquête
Pourquoi n'y a-t-il plus de beurre dans les supermarchés ? A cause des agriculteurs ? Du Premier ministre ? Des syndicats ? De la Chine ? Des gourmets ? De la météo ? Fake news ?
Simona Weinglass est journaliste d'investigation au Times of Israël
Mercredi, dans un grand supermarché Shufersal du centre de Tel Aviv, il n’y avait pas de beurre. Beaucoup de margarine. Approvisionnement abondant de la pâte à tartiner danoise à base de beurre Lurpak. Des tas de choses qui ressemblent à du beurre.
Mais pas de beurre.
La femme derrière le comptoir des produits laitiers, où des dizaines de fromages raffinés étaient exposés, hausse les épaules lorsqu’on lui parle de l’aliment de base absent. « Nous n’en avons pas », réplique-t-elle de façon évidente.
« Il y a une pénurie à l’échelle nationale », déplore une femme qui achète du fromage. « Cela fait un mois que je ne peux pas faire de gâteau. »
Le gérant du magasin, Idan Alperovich, l’a confirmé. « Nous commandons du beurre, et Tnuva [la plus grande entreprise laitière et alimentaire d’Israël] nous livre quelques cartons, qui se vendent en quelques heures. »
Mais il est optimiste. Et il a une explication, qui, en fin de compte, semble logique. « J’espère que maintenant que les fêtes [juives] sont terminées, les choses vont s’améliorer, parce que les gens [de l’industrie laitière] retournent travailler. »

Ailleurs à Tel Aviv, la situation n’est pas meilleure. Au City Market de la rue Ibn Gabirol, le caissier nous suggère de « demander à Tnuva pourquoi ils ne nous livrent pas de beurre. À mon avis, Tnuva le fait exprès, c’est une ruse. »
Dans une succursale de la chaîne de supermarchés Tiv Taam à proximité – victoire ! Deux marques de beurre sont en vente, à 12,90 shekels (3,22 euros) et 13,50 shekels (3,37 euros) pour une motte de 200 grammes. Sauf qu’il s’agit de beurre lituanien. Et c’est presque le double du prix du beurre local, absent des rayons du supermarché.
A Jérusalem, la situation est identique depuis des semaines. Des petites épiceries de quartier aux grands hypermarchés : pas de beurre local ; et soit pas de beurre importé, soit des marques danoises, finlandaises et françaises vendues deux ou trois fois plus cher.

Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs se partagent des tuyaux sur les rares apparitions de la marchandise rare, de manière parfois ironique.
« Repérés, dix paquets de beurre Tnuva », a écrit un utilisateur de Twitter vendredi (lien en hébreu) : « Dans une épicerie de Moshav Ramot Meir. J’en ai acheté deux et je suis prêt à échanger contre une place pour Nick Cave ». (Un chanteur australien qui revient à Tel Aviv en juin prochain après un concert à guichets fermés l’année dernière).
D’autres commentateurs des réseaux sociaux font de cette pénurie une affaire politique : tout est de la faute de la droite, ou de la gauche, des syndicats, du Premier ministre, etc.
Certains commentateurs sont affiliés à un grand nombre de groupes de droite récemment formés. Dans une publication Facebook datée du 17 octobre, Yoni Blondi, chercheur au Forum libertaire Kohelet, écrit : « Pourquoi y a-t-il pénurie de beurre ? Parce que le gouvernement s’immisce dans le [marché]. Le prix du beurre est réglementé ‘dans notre intérêt’, et les producteurs ne sont pas incités à être plus efficaces ou compétitifs, ni à baisser ou augmenter le prix en réponse à la demande, et quel en est le résultat ? Une pénurie. »
Le chercheur conclut que des institutions « protectionnistes » comme l’Association des Industriels d’Israël et la Histadrout, le syndicat de travailleurs israéliens, font obstacle à l’efficacité des marchés, et que la Histadrout en particulier devrait être supprimée.
Un utilisateur de Twitter anti-Netanyahu, en revanche, écrivait vendredi : « Depuis des mois, il n’y a plus de beurre dans les supermarchés, foutu beurre. Dites-moi encore une fois à quel point Netanyahu a été génial pour l’économie. Quand je cuisine de la nourriture thaïe, c’est un défi de trouver des ingrédients comme du combava, de la papaye verte et du galanga. C’est normal. Mais le beurre… »
Est-ce la Chine qui a tout pris ?
Certains commentateurs attribuent cette pénurie à l’Extrême-Orient.
« Tnuva exporte le beurre à l’étranger, en particulier en Chine », écrit un commentateur sur le site Web de la Douzième chaîne.
« Bibi a vendu la moitié du pays aux Chinois ! » ajoute un autre.
Les deux commentateurs font référence au fait que le contrôle de Tnuva, la plus grande entreprise alimentaire israélienne, a été vendu en 2014 à un conglomérat alimentaire appartenant au gouvernement chinois : Bright Food. Au moment de la vente, l’ancien directeur du Mossad, Efraim Halevy, avait prévenu que la vente pourrait s’avérer dangereuse pour la « sécurité alimentaire » d’Israël.

« Le fait que la plus grande entreprise alimentaire israélienne appartienne au gouvernement chinois conduira à une situation où l’entreprise mettra en œuvre des politiques qui servent les intérêts de la Chine [et non d’Israël] », avait-il alors déclaré au site d’information Ynet.
D’autres commentateurs en ligne se sont réjouis de la pénurie de beurre comme étant un revers pour une industrie laitière qu’ils considèrent cruelle pour les animaux. Un site Web appelé Tivonews (Vegan News) a publié un article sur une crise de pénurie de beurre en janvier intitulé « Produits laitiers : le début de la fin ? »
Un utilisateur de Twitter a commenté : « Plus tôt les produits laitiers disparaîtront, mieux ce sera pour les humains et les animaux », ce à quoi un autre a réagi : « Amen. »
Mais, sérieusement
Le Times of Israel a contacté des représentants des producteurs laitiers, des producteurs alimentaires et du gouvernement israélien pour savoir ce qui se passe. Tous s’entendent pour dire qu’il y a pénurie. Mais ils ne sont pas d’accord sur sa cause et insistent sur le fait que la réponse est « compliquée ». (Oy.)
Eviatar Dotan, directeur de l’Israel Cattle Breeders Association [Association des éleveurs israéliens], qui représente les producteurs laitiers des kibboutzim et des moshavim, a déclaré que les producteurs locaux produisent moins de lait parce que la demande des producteurs laitiers, dont le plus important est Tnuva, est moindre. Tnuva, a-t-il dit, achète 80 % de tout le lait produit en Israël pour le fromage blanc, le yaourt, le beurre, le lait à boire et autres produits.

Et pourquoi Tnuva et les autres producteurs achètent-ils moins ? « Il faut demander aux producteurs laitiers. »
M. Dotan a expliqué que l’ensemble de l’industrie laitière est gérée sur la base de la « Loi sur la planification du marché laitier », entrée en vigueur en 2011. Cette loi détermine la quantité de lait qui sera produite chaque année, fixe le prix que les entreprises laitières paient aux agriculteurs et contrôle les prix que les consommateurs paient au supermarché. Malgré la nature « planifiée » du marché, a-t-il dit, les producteurs comme Tnuva ont un grand pouvoir dans la détermination du quota annuel de lait.
Pourquoi ce marché est-il planifié ? Selon le site Web de l’Israeli Dairy Board, l’organisation à but non lucratif chargée de planifier et de coordonner la production laitière israélienne, deux raisons principales expliquent pourquoi le gouvernement a décidé que la surveillance, par opposition au marché libre, était nécessaire.
La première : parce qu’il est important que « l’approvisionnement en lait et en produits laitiers soit avant tout local ». La seconde : parce que le gouvernement veut assurer la subsistance des kibboutzim et des moshavim qui sont souvent situés stratégiquement le long des frontières peu peuplées d’Israël.
« La reconnaissance de la nécessité de continuer à gérer le marché laitier comme un secteur planifié de l’économie », précise le site web du Dairy Board, « fait partie de la politique du gouvernement pour préserver et renforcer la répartition géographique de la population israélienne, en protégeant les fermes laitières existantes et en donnant la priorité à un ancrage économique pour une implantation dans la périphérie israélienne ».
Ce qui semble bien en théorie… et n’explique pas du tout la pénurie de beurre. Revenons-en donc au président de l’Association des éleveurs israéliens.

Il explique que le Dairy Board écoute des producteurs comme Tnuva, Tara et Strauss, et essaie d’établir des quotas sur la production laitière en fonction de la demande que ces producteurs ont annoncée. Mais les producteurs, comme nous le savons, ont exigé moins de lait cru ces derniers temps. Et Eviatar Dotan, comme il nous l’a déjà dit, ignore pourquoi.
« Si les producteurs demandaient 100 millions de litres de lait en plus, ils pourraient produire suffisamment de beurre, et la pénurie serait terminée. Vous devez leur demander », répète-t-il, « pourquoi ils ne réclament pas plus de lait ».
« Les fermiers », dit-il, « sont furieux ».
Ils ont raison de l’être. Ils sont manifestement prêts à répondre à la demande des consommateurs. Et, dans un marché « planifié » qui vise à s’assurer que l’offre de produits laitiers est principalement locale, on ne leur permet pas de le faire.
Réchauffement climatique et modes alimentaires
Uri Wollman, un porte-parole du Dairy Board, a refusé de pointer du doigt Tnuva, le gouvernement ou les producteurs laitiers.
D’après lui, c’est la canicule de l’été et les tendances de consommation alimentaire qui sont à blâmer.
« Le beurre est fait à partir des parties grasses du lait, et les vaches produisent moins de lait gras en été lorsqu’il fait chaud », explique-t-il. « Tnuva, qui est le producteur de beurre presque exclusif d’Israël, a moins de lait gras avec lequel travailler. »

Cette théorie est appuyée par une tribune publiée en 2017 dans le New York Times, dans laquelle Elaine Khosrova, l’une des plus éminentes spécialistes mondiales du beurre, a émis l’hypothèse qu’un phénomène mondial de stress thermique associé au changement climatique supprime l’appétit des vaches et les pousse à produire moins de lait.

Uri Wollman évoque également la hausse des prix mondiaux du beurre comme cause de la pénurie. Les prix sont passés d’un peu plus de 2 000 $ la tonne en 2016 à près de 4 000 $ la tonne aujourd’hui, selon des sources du secteur.
D’après M. Wollman, le ministère de l’Économie avait prévu qu’il y aurait une pénurie de beurre cette année et a donc lancé deux appels d’offres qui permettaient aux importateurs de faire venir du beurre sans payer de droits de douane comme ils y seraient normalement obligés. Mais les importateurs n’avaient guère envie d’importer du beurre étranger coûteux alors qu’ils devaient initialement le vendre au prix réglementé de 3,94 shekels les 100 grammes, indique-t-il.
Le ministère de l’Économie a finalement supprimé cette exigence, mais de toute évidence trop tard pour éviter la pénurie.
Pour Uri Wollman, le beurre est devenu plus populaire auprès des consommateurs israéliens ces dernières années, en accord avec la culture gastronomique mondiale qui met l’accent sur les aliments sains.
« On a tendance dans le monde entier et en Israël également à manger plus de beurre et moins de margarine et d’acides gras trans », a dit M. Wollman. « On voit beaucoup de boulangeries faire des bourekas avec du beurre à la place de la margarine. Des études montrent que le beurre n’est pas si mauvais pour la santé. »
Tnuva : le gouvernement doit se tenir à l’écart
Eliad Blashkovsky, un porte-parole de Tnuva, a blâmé le gouvernement et insisté sur le fait que l’entreprise faisait de son mieux pour augmenter la production et satisfaire la demande.
Il explique que Tnuva produit du beurre à perte en raison du faible prix à la consommation fixé par le gouvernement. Néanmoins, assure-t-il, ce n’est pas parce que les prix sont bas que Tnuva ne produit pas des quantités suffisantes.

Dans un communiqué envoyé au Times of Israel, le géant de l’agroalimentaire a imputé l’ensemble de cette crise au contrôle exercé par le gouvernement sur le marché laitier, et pas seulement au contrôle des prix à la consommation.
« La seule raison de la pénurie de beurre en Israël est une pénurie de matières grasses dans l’industrie laitière, qui est contrôlée et gérée par l’État, qui détermine les quotas de lait fournis au marché », peut-on lire dans le communiqué.
« Tnuva n’a pas arrêté et n’envisage pas d’arrêter la production de beurre pour des raisons de prix ou pour son propre bénéfice. Tnuva produit autant de beurre que possible en fonction de la quantité de matières grasses disponibles. »
« Pour preuve, alors qu’en 2018 le marché du beurre a augmenté de 8 %, la production de beurre de Tnuva a augmenté de 28 % afin de compenser la baisse des importations et le déclin de la production intérieure. En effet, Tnuva a fourni 1 000 tonnes supplémentaires de beurre en 2018 et épuisé ses stocks à l’approche de 2019. De plus, les quotas de production laitière n’ont pas augmenté en 2019 et la production laitière a même diminué. Cela a réduit la quantité de matières grasses sur le marché du lait et aggravé la pénurie. »
Tnuva a transmis au Times of Israel un tableau montrant comment la plupart des importateurs alimentaires israéliens ont importé moins de beurre en 2018 qu’en 2017 alors que l’entreprise a augmenté sa production de beurre en 2018.
Tnuva contrôle la majeure partie du marché du beurre en Israël, avec un petit pourcentage produit par son concurrent Tara, et le reste provenant des importations. L’entreprise a été fondée en 1925 en tant que coopérative de producteurs laitiers de kibboutzim et de moshavim dans la vallée de Jezreel. Au fil du temps, elle s’est garantie un monopole dans la plupart des catégories d’aliments dans lesquelles elle opérait.
En 2008, de nombreux actionnaires des kibboutzim et moshavim de Tnuva ont vendu une participation majoritaire dans la société au fonds d’investissement privé britannique Apax Partners. Ce dernier aurait fait pression pour augmenter le prix du fromage blanc jusqu’à 8 NIS, une mesure qui a déclenché des manifestations pour la justice sociale dans tout le pays en 2011.

En 2014, Apax Partners a vendu sa participation dans la société à la société chinoise Bright Food.
Alors, la Chine est-elle responsable après tout ? Tnuva insiste sur le fait que ce n’est pas le cas : il fait de son mieux pour augmenter la production, mais il n’y a tout simplement pas assez de matière grasse pour les besoins.
« Pas de pénurie pour le beurre importé »
La porte-parole du ministère de l’Agriculture, Dafna Yurista, a présenté une nouvelle vision des choses.
Elle a reconnu qu’il y avait eu une pénurie de beurre plus tôt cette année, mais qu’il n’y en avait pas en ce moment. La question des prix à l’importation a été réglée, et bien qu’il y ait une pénurie de beurre Tnuva au prix réglementé par le gouvernement, des importations plus coûteuses sont disponibles.

« Le ministère de l’Agriculture fait des recommandations au gouvernement au sujet des stocks de beurre en Israël », a expliqué Mme Yurista. « Fin 2018, nous avons identifié le potentiel de pénurie de beurre en Israël et recommandé l’ouverture du marché aux importations. Après de nombreux obstacles, le ministre des Finances a approuvé les quotas d’importation de beurre sans droits de douane. Le ministère de l’Économie a ensuite publié deux appels d’offres pour l’importation de beurre sans droits de douane ».
« Au départ, ils auraient dû le vendre au prix réglementé, et une fois que nous nous sommes rendu compte que personne n’était prêt à importer du beurre dans ces conditions, nous avons annoncé un appel d’offres dans lequel le beurre importé pouvait être vendu à tous les prix. En conséquence, le beurre importé est vendu en magasin, mais à des prix plus élevés que le prix local. »
D’après Mme Yurista, le gouvernement ne surveille pas ce qui se passe dans chaque supermarché ou épicerie, mais qu’à sa connaissance, le beurre importé peut être facilement obtenu partout dans le pays.
Alors pourquoi les Israéliens se plaignent-ils encore ? « Les consommateurs israéliens ne sont pas intéressés par le beurre importé et préfèrent clairement le beurre de producteurs israéliens comme Tnuva et Tara pour des raisons d’habitude, de prix et de goût », explique-t-elle.
C’est un soulagement ! Les supermarchés et les épiceries que nous avons visités doivent être des erreurs ou des aberrations. Les commentateurs sur les réseaux sociaux doivent répandre de fausses nouvelles sur la pénurie de beurre. Ou alors, les Israéliens sont tous si patriotes que nous sommes tout simplement volontairement aveugles à tout ce beurre non israélien dans les rayons.
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