L’étrange affaire d’un canal de rejets toxiques qualifié de « rivière secrète »
Après un reportage télé sur le canyon de la mer Morte creusé par les rejets des usines de la région, un appel est lancé pour arrêter les travaux et ouvrir le site au public
Sue Surkes est la journaliste spécialisée dans l'environnement du Times of Israel.
Les réseaux sociaux israéliens s’affolent depuis la diffusion de deux épisodes d’un étrange reportage télévisé annonçant la découverte d’un canyon et d’une « rivière » « inconnus » qui sont en fait un canal d’effluents toxiques de deux sociétés d’extraction minière bien connu des géologues et du ministère de la Protection de l’environnement.
La semaine dernière, la chaîne Kan a diffusé des images spectaculaires d’eaux tourbillonnant le long du lit d’une gorge de 20 mètres dans le désert, près de la mer Morte – le point le plus bas du monde – et de la frontière israélo-jordanienne.
Comme la gorge descend sous le niveau du terrain plat qui l’entoure, elle n’est pas visible depuis la route voisine et – jusqu’au reportage de Kan – était évidemment restée inconnue de la plupart des guides touristiques.
Lior Enmar, décrit comme un géologue et un guide, a conduit le reporter de Kan et d’autres personnes sur un chemin parsemé de fosses profondes et de mines non explosées jusqu’au bord de l’eau. Dans la région et aux alentours, les spectateurs ont eu droit à des images extraordinaires de formations de sel de différentes formes et couleurs.
Quand tout le monde a atteint la gorge, ils ont hurlé de stupéfaction. Le journaliste s’est enthousiasmé à l’idée que c’était la réplique israélienne du Grand Canyon, tandis que Lior Enmar a estimé que c’était l’un des plus beaux « parcs » du monde.
La rivière des uns fait le canal d’effluents des autres
La vérité – clairement expliquée dans le reportage mais quelque peu éclipsée par son cadrage auréolé de découverte – est que le fleuve transporte en fait des boues salées provenant des bassins d’évaporation des usines de la mer Morte gérées par Israel Chemicals Ltd et la famille Ofer et de la Jordanian Arab Potash Company, juste à côté.
Les deux usines pompent l’eau de la partie nord de la mer Morte dans des bassins d’évaporation dans la partie sud qui sont visibles depuis les hôtels Ein Bokek le long de la partie israélienne du littoral de la mer Morte.
L’eau s’évapore, laissant de la potasse, un sel riche en potassium, et de l’halite (ou sel gemme) pour l’usage des usines, tandis que le reste de l’effluent – qui est très dense et salé – est renvoyé dans le lac.
Il y a un demi-siècle, la mer Morte n’était qu’une seule étendue d’eau, et il était facile de renvoyer les effluents des bassins d’évaporation.
Mais depuis 1976, la surface du lac a presque diminué de moitié et son altitude a baissé de plus de 40 mètres – de 390 mètres sous le niveau de la mer à moins 434 mètres aujourd’hui.
Les raisons en sont notamment le détournement de l’eau douce des rivières qui l’alimentaient auparavant par le nord, le pompage effectué par les usines d’extraction de minerais et une réduction des précipitations, manifestement due au changement climatique.
À la fin des années 1970, la mer Morte avait perdu tellement d’eau qu’elle s’est scindée en deux et une portion de terre qui était auparavant sous l’eau est devenue apparente.
Ce déclin se poursuit, avec peu d’espoir de solution en vue.
Une géologie dopée
Ce qui a enthousiasmé Lior Enmar et son groupe, c’est la façon dont l’effluent, qui doit maintenant traverser les terres exposées pour atteindre la partie nord de la mer Morte depuis les bassins d’évaporation du sud, a creusé un canyon dans la boue en seulement 40 ans.
La gorge est secrète en ce sens que très peu de personnes l’ont visitée physiquement et que beaucoup n’en ont jamais entendu parler. Non seulement elle fait partie des terres concédées à l’entreprise Dead Sea Works, mais elle est extrêmement dangereuse, et le public a été averti à plusieurs reprises pendant la diffusion du reportage de ne pas s’en approcher.
La boue ainsi mise à nu s’effondre dans des puits, des cavités qui se forment lorsque l’eau salée entre la roche salée et l’eau douce se retire et que l’eau douce dissout la roche, provoquant la chute des terres au-dessus. Des mines anciennes mais encore actives sont également éparpillées dans les environs, ayant été dispersées par les inondations saisonnières.
Une déclaration du ministère de la Protection de l’environnement indique qu’il connaît parfaitement le site, bien qu’il ne puisse pas confirmer si des fonctionnaires s’y sont effectivement rendus, car la gorge est inaccessible et dangereuse. En outre, le ministère et certains autres ont été informés des recherches et des découvertes du Service géologique d’Israël [Geological Survey of Israel – GSI].
L’une des personnes qui connaît le mieux le site est le professeur Nadav Lensky, responsable de l’Observatoire de la mer Morte au GSI. C’est lui qui a fait découvrir le canal à Enmar en premier lieu – sur un canot.
Le GSI suit le phénomène, et ses chercheurs ont publié des études à ce sujet.
Pour les scientifiques, indique Nadav Lensky, le canyon est un « terrain de jeu » et un « laboratoire vivant » pour la « géologie à progression rapide ». Ici, les processus géologiques se déroulent en une fraction du temps qu’ils mettent dans la nature », dit-il, ce qui en fait une référence très importante.
Ironiquement, c’est en été que le débit du canal est le plus spectaculaire (lorsque les autres rivières naturelles d’Israël sont principalement à sec), car l’évaporation – et le volume des effluents – est à son maximum lorsque les températures sont brûlantes. La présence d’eau douce provenant des sources citées dans le reportage télévisé est négligeable, ajoute le professeur Lensky.
« C’est un canyon mort. L’eau est tellement salée que rien ne peut y pousser », explique-t-il, mais il n’en reste pas moins qu’il est magnifique et devrait être ouvert au public en toute sécurité.
Travaux nuisibles
Un autre reportage de Kan révèle que le canyon, l’étrange paysage lunaire et les formations salines qui l’entourent sont désormais menacés par des travaux de terrassement.
Des fouilles et des traces de pneu ont déjà endommagé certaines parties des parois de la gorge.
Les enquêtes du Times of Israel ont révélé que tout cela était lié à un projet à long terme approuvé par le Conseil national de planification il y a plusieurs années pour sauver les hôtels adjacents de la mer Morte de l’inondation par les bassins d’évaporation.
Le sel s’accumule au fond des bassins au rythme de 20 centimètres par an, et à mesure que le sel monte, le niveau de l’eau monte aussi.
Il a été demandé à l’usine de la mer Morte Dead Sea Works de racler le sel des bassins, et le guide Lior Enmar et d’autres craignent que celui-ci soit jeté quelque part près de la gorge.
Le plus étrange – comme l’a révélé le journal Makor Rishon au début du mois de janvier – est que les entrepreneurs et les travailleurs impliqués dans les recherches initiales liées au projet sont des citoyens jordaniens travaillant sur le territoire israélien.
Pourquoi les citoyens jordaniens creusent-ils sur le sol israélien ?
Makor Rishon cite le ministère israélien des Affaires étrangères qui a déclaré que les Jordaniens accomplissaient ces travaux dans le cadre d’un projet commun avec Dead Sea Works.
Le Conseil national de planification a renvoyé le Times of Israel vers le ministère de la Défense, qui a répondu : « Il y a une parcelle de terre ici où il est difficile de délimiter la frontière. L’endroit où les travaux sont effectués est plus accessible du côté jordanien. La question est traitée par le ministère de la Défense en collaboration avec les organismes compétents ».
Une porte-parole du Conseil régional de Tamar sur place a indiqué : « Les travaux de recherche en cours sont liés aux exigences du plan [approuvé par le Conseil national de planification] pour la réalisation d’une voie d’acheminement du sel et sont conformes aux autorisations obtenues ».
La réalisation de la route se fait conformément aux autorisations des instances locales d’aménagement du territoire, en coordination avec toutes les autorités compétentes, a-t-elle poursuivi, et la présence de travailleurs jordaniens a été coordonnée avec l’armée israélienne. Les travaux de recherche sont temporaires et s’achèveront dans quelques mois.
Un communiqué d’Israel Chemicals Ltd, la société holding qui contrôle Dead Sea Works, a fait savoir : « Concernant la ‘rivière’, qui n’est rien d’autre que de la saumure provenant des Jordaniens et de Dead Sea Works qui est canalisée vers la mer Morte le long d’un canal du lit [sec] de l’Arava, des travaux d’infrastructure sont parfois effectués des deux côtés ».
« Pour autant que nous sachions, [les travaux de construction concernent] une route d’accès temporaire nécessaire en un point particulier pour assurer la stabilité de la recherche du côté jordanien. En ce qui concerne les travaux de la mer Morte, tous les travaux de l’entreprise sont effectués uniquement dans le respect de la loi et en pleine coordination avec les autorités compétentes », est-il ajouté. « En ce qui concerne le projet de raclage du sel, l’entreprise opérera selon les exigences d’un accord avec le gouvernement, à moins qu’il [le gouvernement] n’en décide autrement ».
Kan a indiqué que dans une étude environnementale soumise au Conseil national de planification, les travaux de la mer Morte avaient minimisé l’existence du canyon et de la « rivière », en se référant uniquement à un canal étroit et à beaucoup de boue.
Le ministère de la Protection de l’environnement a indiqué qu’il « estime qu’il est approprié d’enquêter et d’évaluer la valeur environnementale de la zone avant de délivrer de nouveaux permis de construire ou d’approuver de nouveaux plans dans la zone, mais qu’il convient de contacter le Conseil national de planification à ce sujet ».
Le chef de la Société pour la protection de la nature en Israël a admis au cours du reportage qu’il n’avait jamais entendu parler de la « rivière secrète » et a immédiatement annoncé une requête pour arrêter toute activité.
De quelle nature est cette ressource ?
Techniquement, le canal n’est pas une rivière, car il devrait être – selon le dictionnaire de Cambridge – « un large écoulement naturel d’eau douce ».
Mais au-delà de la sémantique, l’histoire soulève des questions intéressantes sur le droit du public à accéder à la zone.
Nadav Lensky rêve de construire des sentiers et des ponts d’observation pour permettre aux visiteurs de profiter des vues, non seulement de ce canal mais de toute la rivière du Jourdain, depuis Beit Shean, dans le nord d’Israël, jusqu’à la mer Morte. Dans son projet, des parkings seront construits à intervalles réguliers le long de la route 90, avec des ponts ou des tunnels pour traverser la route qui mène au Jourdain et à la mer Morte de l’autre côté.
Le ministère de l’Intérieur et l’Autorité israélienne de la nature et des parcs ont réagi positivement à cette idée, a-t-il commenté. Mais des obstacles tels que les coûts d’assurance apparaissent alors. Et à l’heure actuelle, la quasi-totalité de la rivière du Jourdain fait partie d’une zone militaire fermée qui est de toute façon interdite au public.
Les autorités, a-t-il souligné, devraient se rendre en Nouvelle-Zélande, où il existe des endroits sûrs d’où l’on peut observer des merveilles géologiques comme les boues bouillonnantes, ou au parc national de Yosemite aux États-Unis, qui est également ouvert aux visiteurs en toute sécurité.
« Avec la croissance de la population israélienne, les gens auront besoin de plus d’espace pour leurs loisirs », estime le scientifique.
Le journaliste de Kan, Oren Aharoni, a répondu à la critique des réseaux sociaux en disant qu’il avait exagéré une histoire qui n’était pas secrète concernant la rivière. Il a expliqué que le canyon et la « rivière » sont si remarquables, et que Dead Sea Works est tellement déterminé à la garder secrète, qu’il voulait que tout le monde, y compris les organisations environnementales, les découvrent afin qu’elle puisse être préservée et ouverte au public en toute sécurité par la suite.
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