Devenir Ève, le parcours du hassid de Brooklyn devenu militante transgenre
Abby Stein était un garçon malicieux de yeshiva qui, après un mariage arrangé et un fils, raconte dans 'Becoming Eve' sa transition et son rapport au judaïsme
NEW YORK — Chaque soir, Abby Stein, alors âgé de 5 ans, priait dans son lit : « Ô Créateur, je vais m’endormir en ressemblant à un garçon. Je t’en supplie, quand je me réveille demain matin, je veux être une fille. Je sais que Tu peux tout faire, et que rien n’est impossible pour Toi, alors je t’implore, je suis une fille, pourquoi ne puis-je pas ressembler à une jolie petite fille ? ».
Aujourd’hui âgée de 27 ans, Abby Stein revient sur cette prière dans son livre, tout juste publié : Becoming Eve: My Journey from Ultra-Orthodox Rabbi to Transgender Woman. Cet ouvrage (non traduit en français) propose aux lecteurs un regard franc sur l’une des sociétés les plus cloisonnées du monde. Mais il raconte surtout comment Stein est devenue la femme qu’elle est, et la façon dont elle adhère aujourd’hui au judaïsme, selon sa conception.
Née et élevée dans la communauté hassidique de Williamsburg, à New York, Stein est une descendante directe du Baal Shem Tov, le fondateur du mouvement hassidique. Ses parents espéraient que leur sixième enfant deviendra un rabbin reconnu et érudit. Ils pensaient aussi que leur sixième enfant était un garçon. Mais Stein n’était pas de cet avis.
Elle relate comment, à l’âge de trois ans, elle a sangloté pendant toute la coupe de cheveux rituelle, lors de laquelle elle a, pour la première fois, arboré des payos (papillotes), comment, lorsqu’à l’age de six ans, elle n’a plus eu le droit de parler ou de jouer avec des filles avec lesquelles elle adorait jouer à la poupée et échanger du papier à lettre rose Hello Kitty, le tout en yiddish, bien évidemment.
En grandissant, elle a cherché l’apaisement et des réponses à ses questions, qui se sont révélées furtives. Dans un passage particulièrement marquant de « Becoming Eve », Stein raconte comment, à 18 ans, elle a rencontré la femme qu’elle allait épouser et comment, avec tout le respect qu’elle avait pour Fraidy, elle savait qu’elle « voulait aussi être elle. Pas elle précisément, mais je voulais être la femme, je voulais être l’épouse. »

Les mémoires d’Abby Stein décrivent la profonde dépression dans laquelle elle a sombré en tentant de supprimer sa véritable identité, et comment elle a espéré qu’après le mariage, ses « sentiments disparaîtraient, par magie… je suppose que c’était ma façon de ‘chasser l’homosexualité par la prière’ même si c’était davantage »prier pour que la fille s’en aille’. »
Et si une grande partie du livre date d’avant le processus de transition, Abby Stein a été ordonnée rabbin orthodoxe en 2011, et les lecteurs apprendront qu’elle a divorcé de sa femme, avec qui elle a eu un fils, en 2013. C’est avec l’aide de l’organisation Footsteps qu’elle a quitté la communauté hassidique.
Aujourd’hui, elle milite pour la communauté LGBTQ, une intervenante très demandée dans les universités, les synagogues et les centres communautaires et a figuré dans le classement « 36 under 36 » du Jewish Week, qui liste 36 Juifs de moins de 36 ans qui changent le monde.
Le Times of Israël s’est entretenu avec elle pour un échange sincère sur de nombreux aspects de sa vie, à l’exception de son fils, qui reste dans le domaine du confidentiel.
Parlons un instant du titre. Becoming Eve (Devenir Eve). ‘Hava, ou Ève, est également votre deuxième prénom. Selon la Bible, Ève n’est pas seulement la première femme de l’humanité, mais c’est également par sa faute, parce qu’elle a consommé le fruit interdit et l’a partagé avec Adam, que le couple a été expulsé du Jardin d’Eden. La Genèse la décrit comme « la mère de tout le vivant », une nourricière.
Je ne vais pas le nier, c’est un titre très accrocheur. Mais c’est plus que cela. Je me sentais comme Ève. Quand j’ai changé de prénom, j’ai choisi Abby parce que cela me parlait, et que ça vient d’Avigail, l’une des sept prophétesses, et ça me procure de la joie. J’ai choisi Hava parce que ma famille pouvait s’y rattacher.
Je suis en paix avec mon prénom.
Vous êtes apparue dans plusieurs magazines, notamment InStyle et Vogue. Pouvez-vous expliquer le décalage entre votre refus d’objectiver votre identité et la façon dont votre apparition dans ces magazines a contribué à votre travail de sensibilisation ?
Vous avez peut-être vu [l’article] de Vogue dans lequel ils ont fini par utiliser une [photo] dans laquelle je porte un short et un soutien-gorge. L’idée de cet article était de montrer la mode chez les femmes qui ont quitté la communauté orthodoxe. Cette séance photo a duré entre quatre et cinq heures, et à la fin, la photographe a dit qu’elle voulait que ce soit un peu plus provocant. J’ai accepté.
Je considère que si c’était une énième photo de moi, vêtue de manière pudique, bien moins de personnes y auraient prêté attention. La photo a interpellé les gens et c’est ce dont ont besoin les militants. Je ne suis pas naïve. Je sais que c’est légèrement objectivant, mais la première leçon du militantisme, pour faire passer son message, c’est qu’il faut attirer l’attention. Il faut faire une scène pour que les gens vous écoutent.
Au final, je considère que parfois nous devons faire des choses que nous ne jugeons pas idéales si nous voulons que les choses changent. Donc quand il est question de mode, est-ce que l’objectivation permet d’atteindre le but visé ?

Dans le livre, vous parlez de la couleur rose, du maquillage. Quel regard portez-vous sur ceux qui pensent que cosmétique et féminité vont de pair ?
Au début, quand j’ai fait mon coming-out, des photographes voulaient me filmer pendant que je me maquillais. C’est typique chez les femmes en général, mais particulièrement chez les femmes trans. Tout le monde veut voir un trans se maquiller. J’ai mis un certain temps avant de refuser. Ce n’est pas qu’une question d’objectivation, c’est aussi une façon de dire « c’est une femme parce qu’elle se maquille ». C’est tellement faux.
A titre personnel, j’adore le maquillage, mais toutes les femmes ne se maquillent pas, et ce n’est pas le maquillage qui fait de vous une femme. Je suis très clair à ce sujet – le maquillage et la mode -, ce n’est pas cela qui fait de vous une femme. J’en porte parce que j’aime, ça me renforce, d’une certaine manière, et quand je le fais, c’est magnifique, parce que c’est mon choix.
Qu’auriez-vous pensé s’il y a quelques années, quelqu’un vous aviez dit que vous donneriez des conférences dans tout le pays, dans le monde, que vous prendriez part à des manifestations politiques ?
Ma famille fait partie d’une famille de rabbins, alors l’exposition et la prise de parole en public fait partie de mon enfance. Cependant, je ne pensais pas continuer à prendre la parole en public après mon départ. Je ne pensais pas que qui que ce soit serait intéressé par mon histoire et je n’aurais jamais imaginé avoir une tribune comme celle-ci.
Quand j’ai publié le récit de mon coming-out sur un blog, je n’avais que quelques centaines de vues. Je ne pensais pas que ça allait prendre de telles proportions. Je l’ai fait principalement parce que deux mois après avoir fait mon coming-out auprès de mes amis et de mes parents, ça m’énervait de devoir m’expliquer devant des gens. Donc je me suis dit que si j’écrivais un blog, tout le monde le lirait et on pourrait passer à autre chose. Ce n’est pas ce qui s’est passé, l’article est devenu viral, et j’ai été submergée.
Maintenant, je suis à l’aise avec mon histoire et avec la prise de parole en public. Ma plus grande difficulté a été de basculer vers l’anglais. L’anglais est ma troisième langue, quatrième si vous comptez l’araméen.
J’avais le trac au début, les premières fois que j’ai pris la parole en public, notamment devant d’importants auditoires. Aujourd’hui, j’ai parlé devant des foules immenses, comme à la Marche des Femmes en 2019. Parfois, je me languis de l’adrénaline qui m’envahissait quand je m’apprêtais à parler. Maintenant, il faudrait qu’Obama soit dans le public pour que je sois stressée.

Vous parlez de certaines blagues que vous faisiez en yeshiva. Aussi amusantes soient-elles, il est clair qu’il n’est pas uniquement question de malice d’adolescent.
J’ai raconté ces histoires dans le livre pour plusieurs raisons. Je pense que les gens ont cette idée qu’il n’y a pas de crise d’adolescence dans le milieu hassidique. Alors ces histoires montrent que j’étais un ado normal qui aimait faire n’importe quoi. L’un des conseillers de ma yeshiva m’appelait le rebelle casher.
Mais faire toutes ces choses-là pour avoir des problèmes était aussi un moyen pour moi de ressentir que « je ne suis pas le seul à avoir des problèmes, tout le monde a des problèmes. Je ne suis pas le seul à ne pas trouver ma place, personne ne trouve sa place ». J’avais ce besoin d’extérioriser ce que je ressentais à l’intérieur. J’avais ce sentiment de « je n’ai pas ma place parce que je suis une fille, et je veux que tout le monde le sache ».
Dans l’un des passages les plus émouvants du livre, vous parlez de votre premier amour, Chesky, et du moment où vous lui avez dit : « mon âme est reliée à la tienne », votre façon de dire « je t’aime ». Pouvez-vous nous parler de la façon dont ce moment illustre en quoi le langage et le vocabulaire sont si essentiels pour vous ?
Je me souviens, nous étions assis dans la forêt, enlacés. J’avais le sentiment que je voulais dire quelque chose. Je voulais dire : ‘j’aime cette personne, je veux la toucher, je veux passer du temps avec’. J’avais le sentiment que je devais extraire les mots de ma bouche. Quand vous voulez dire quelque chose, mais que vous n’avez pas les mots, c’est une torture.
J’ai été conditionnée dans l’idée qu’il y a des choses que l’on a pas le droit d’exprimer. Il faut les enterrer, passer à autre chose et vivre sa vie.
En tant qu’enfant, j’ai été conditionnée dans l’idée qu’il y a des choses que l’on a pas le droit d’exprimer. Il faut les enterrer, passer à autre chose et vivre sa vie. Tous ces ressentis sexuels que j’avais et les choses que je ressentais sur mon genre, je ne pouvais pas les exprimer.
Quand j’ai appris le mot « transgenre » pour la première fois, je me suis littéralement mise à pleurer. Je m’étais habituée à l’idée qu’il y avait des choses pour lesquelles je ne pourrais rien faire, que je ne pourrais jamais faire de transition. Et puis les mots et le langage m’ont prouvé que j’avais tort. Ça a été salvateur.

A l’heure actuelle, vous n’entretenez pas de relations avec vos parents ni avec 10 de vos 12 frères et sœurs. Et pourtant, votre livre ne comporte aucune amertume. Vous décrivez votre maison comme un espace d’amour, de chaleur et de sécurité.
De nombreux livres traitant du monde hassidique tombent dans l’un de ces deux pièges. Ils sont soit romancés à outrance, ou bien ils diabolisent le milieu. Il est évident que pour moi, les aspects négatifs de la communauté hassidique pèsent plus lourd que les aspects positifs. Cependant, il est très important pour moi de mettre l’accent sur les aspects positifs. Ma mère est un cordon bleu, nous passions de superbes fêtes et avions une vie de famille magnifique.
Je sais, de la part de personnes de ma famille, que si ça ne dépendait que d’elle, elle aurait encore des contacts avec moi.
Maintenant, avec le recul, et vous pouvez me citer, je pense que mon père était un enfoiré. Il n’a jamais rien fait à la maison. Il n’a jamais changé une couche. Je ne pense pas qu’il sache griller une tartine. Par exemple, avant chaque accouchement, ma mère préparait des repas qu’elle laissait au frais. Il avait 13 enfants et n’a jamais rien fait. Et j’en passe. Et pourtant, je pense que mes parents prenaient soin de moi quand j’étais enfant et m’aimaient à leur façon.
Ma mère était une vraie mère – elle se souciait de tout. Par exemple, j’étais dans un programme préparatoire à Columbia pendant un semestre. Ma mère savait que j’allais à l’université. Elle était profondément contre, mais elle laissait toujours un repas que je trouvais à mon retour. Elle faisait ça par amour. Jusqu’à aujourd’hui, je sais, de la part de personnes de ma famille, que si ça ne dépendait que d’elle, elle aurait encore des contacts avec moi. C’est un ange.

Vous écrivez que « la foi aveugle est magnifique pour ceux qui l’ont, mais j’ai perdu la mienne à l’âge de 12 ans et je ne l’ai jamais retrouvée ». Quelle est votre position actuellement sur la foi, et comment êtes-vous revenue vers certains aspects du judaïsme ?
J’ai laissé la foi derrière moi quand j’ai quitté la communauté hassidique. Je ne crois en rien maintenant. Il y a des choses que je comprends et des choses que je ne comprends pas. Comment croire en quelque chose que vous ne comprenez pas ? Pour moi, cela impliquerait de faire abstraction de votre propre connaissance.
Il fut un temps où je ne voulais aucun lien avec le judaïsme. Et j’ai fini par comprendre qu’il y a beaucoup d’aspects dont je peux profiter. Je pense que le judaïsme comporte des messages importants et superbes. Ce que je préfère, c’est le cycle de la vie, de l’année. Maintenant, je perçois les Juifs, et notamment les Juifs progressistes, comme une force qui fait du bien. Et c’est très important pour moi.
À la lumière de votre enfance dans la communauté hassidique, quelles sont vos positions sur Israël ? Ont-elles changé après votre départ ?
C’est complexe. En grandissant dans une communauté hassidique, vous devez comprendre que la notion de « vos positions » n’existe pas. Le sentiment anti-sioniste et anti-Israël au sein de la communauté hassidique est très fort. Cela veut dire qu’elle est opposée à l’idée d’Israël, d’un État hébreu, où qu’il soit, avant la venue du Messie. La communauté Satmar, non loin de l’endroit où j’ai grandi, pense qu’il ne devrait pas du tout y avoir d’État d’Israël. Même si aucun de mes parents n’a grandi Satmar, ils ont été très influencés par ce mouvement.
En grandissant dans une communauté hassidique, vous devez comprendre que la notion de « vos positions » n’existe pas.
Cependant, même les plus anti-sionistes d’entre eux l’appellent notre « Terre Sainte » et pensent fermement que c’est notre terre, et ont un lien très fort avec elle. En grandissant, j’ai remis cela en question, entre autres choses. Je me suis auto-proclamée super-sioniste, sans savoir réellement ce que ça voulait dire. Et quand j’ai quitté ce milieu, j’ai été exposée à des positions plus progressistes. Croyez-le ou non, la première fois, ce fut au centre Hillel de l’université de Columbia.
J’ai énormément d’affinités avec Israël, je m’en sens très proche. Mon arrière-arrière-grand-mère est enterrée sur le mont des Oliviers. J’y ai étudié quelques étés et j’ai de la famille là-bas. Mais il faut parler des problèmes. Je ne peux pas parler pour les Palestiniens, parce que je ne suis pas Palestinienne, mais les Palestiniens ont le droit d’y vivre. Il y a assez de place pour tout le monde.
Je pense aussi que si la survie d’Israël dépend de sa supériorité militaire, alors le pays ne survivra pas.
Pour l’instant, je suis impliquée avec JStreet et IfNotNow. En ce qui concerne le BDS, je ne peux pas passer outre la plupart des choses qu’ils font, c’est contre-productif et ils sont trop versés dans la délégitimation d’Israël.
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