Entreprises et économistes critiquent le « manque de gouvernance » en Israël
Trop peu, trop tard, les critiques fusent contre le plan de soutien de l'économie inadapté selon des acteurs du marché qui se sentent abandonnés par le gouvernement
Entreprises et économistes ont critiqué ce qu’ils ont dit être un manque de soutien politique en matière d’économie alors qu’Israël doit faire face aux retombées de l’épidémie de coronavirus.
L’enveloppe d’aide que le pays a proposée est trop faible et est arrivée trop tard, selon eux. Le taux de chômage a atteint des niveaux records, alors que les grandes et petites entreprises préviennent qu’elles devront probablement fermer définitivement à cause des restrictions imposées pour endiguer la propagation de l’épidémie qui a tué des centaines de milliers de personnes dans le monde.
Les patrons de petites entreprises et les indépendants sont descendus dans les rues, réclamant plus de soutien au gouvernement. Des grandes enseignes de distribution ont refusé d’ouvrir quand le gouvernement a finalement assoupli certaines restrictions cette semaine. Elles ont demandé des compensations pour leurs pertes et redoutent une baisse de la consommation due à la crise économique et des difficultés pour faire appliquer les mesures de distanciation sociale.
Les informations concernant les aides que l’État donne et sur les bénéficiaires de ces aides ne sont pas claires, affirment les critiques, alors que des officiels ministériels ont ajouté des sommes et alloué de l’argent ad hoc plutôt que de définir une stratégie claire et précise. Et même quand l’argent est disponible, il n’arrive pas aux entreprises qui en ont besoin rapidement, selon eux.
« L’attitude du ministère des Finances et de l’État en ce qui concerne l’ensemble de la crise économique est en dessous de toute critique, a dénoncé Yaron Zelekha, l’ancien comptable général d’Israël et aujourd’hui le directeur des études en comptabilité à l’Ono Academic College, lors d’un entretien téléphonique. Ils ne mesurent pas l’ampleur de la crise ».
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu, occupé à former une coalition et à gérer la crise sanitaire causée par l’épidémie, n’a pas donné l’impression de prendre en main le volet économique de la crise.
Le ministre des Finances Moshe Kahlon, qui est en poste depuis 2015, est sur le départ. Il avait annoncé en septembre qu’il quitterait la politique après les élections de mars.
« Nous observons un manque de gouvernance économique ; personne ne prend à bras le corps la question de la crise économique, abonde Yaniv Pagot, un économiste et conseiller stratégique pour des investisseurs institutionnels. Il n’y a aucun responsable politique qui se concentre sur les aspects économiques de la crise. Personne n’est à la hauteur du défi ».
Israël compte 15 946 cas confirmés de Covid-19 et 222 morts de la maladie au 30 avril. Avec une économie presque à l’arrêt, les chiffres du chômage ont grimpé en flèche pour atteindre les 1 093 000 de chômeurs à la mi-avril, portant ainsi le taux de chômage au chiffre inédit de 27 %. Il se situait en dessous des 4 % avant la crise.
Pour la première fois depuis 2002, la croissance devrait être négative cette année, à moins 5,4 %, selon un rapport du ministère des Finances. Il faut comparer ce chiffre avec une prévision de croissance de 3 % par le ministère, avant la crise du coronavirus, et une croissance de 3,3 % en 2019.
La récession pourrait même être encore plus forte s’il y avait une deuxième vague de virus et des nouveaux confinements, a prévenu le ministère. Cette année, le taux de chômage moyen devrait atteindre les 13-14 %, indiquait le rapport. De fait, la chute de la demande de consommation nationale et mondiale va décourager certains employeurs à reprendre des salariés placés en congé sans solde.
Le déficit budgétaire pour cette année devrait bondir à 10,29 % du PIB, alors que les revenus fiscaux divers devraient s’effondrer et les dépenses augmenter à cause de la crise. Le déficit d’Israël sera le troisième le plus important parmi les pays de l’OCDE, juste derrière les États-Unis et le Canada, selon un rapport du Trésor public en se basant sur les données rassemblées par le Fonds monétaire international (FMI).
Le rapport dette-PIB d’Israël devrait passer à environ 76,2 % alors qu’il était à 61,2 % en 2019. Un faible ratio dette-PIB indique qu’une économie produit et vend assez de biens et de services pour rembourser sa dette.
Afin de relancer la machine économique, le gouvernement a progressivement commencé à assouplir les restrictions sur une série de mesures imposées pour contenir la propagation du virus. Ces mesures incluent des restrictions de déplacement, de distanciation sociale, et des fermetures d’activités non-essentielles.
En mars le gouvernement a également approuvé une enveloppe d’aide économique d’un montant de 80 milliards de shekels (environ 21 milliards d’euros), le plus grand plan dans l’histoire israélienne, pour soutenir son économie. Le paquet d’aide inclut 8 milliards de shekels pour les petites entreprises, avec une garantie du gouvernement ; des garanties de prêts pour les plus grandes entreprises ; des abaissements de charges pour les entreprises ; des paiements différés de la TVA, des impôts locaux, des impôts sur le revenu et des charges ; un remboursement accéléré des impôts.
Il s’agit d’une enveloppe très limitée comparée à celle d’autres pays, selon ses détracteurs. Et sa mise en place balbutie, alors que des entreprises accusent des banques de traîner leurs pieds pour examiner, et ensuite refuser, les demandes des prêts garantis par le gouvernement, car elles estiment qu’ils sont trop risqués.
Les garanties de prêts fournies par le gouvernement – jusqu’à 15 % pour les petites entreprises – sont beaucoup plus faibles que celles d’autres pays : l’Allemagne propose 90 %, la Suisse 85 %, l’Espagne 80 %, selon les données collectées par la Banque d’Israël
Les 80 milliards de shekels représentent seulement 5 % du PIB d’Israël, alors que l’enveloppe d’aide américaine constitue l’équivalent de 15 % du PIB du pays et égal à 17 % du PIB pour le Royaume-Uni et l’Allemagne, selon les données collectées par la Fédération israélienne des organisations de petites entreprises. La Fédération a organisé des manifestations pour mettre en avant les demandes de petits patrons, comme les vendeurs de falafels, qui ont été très touchés par les régulations imposées pour l’épidémie.
« La méthode du ministère des Finances n’est pas sage. Ils veulent d’abord voir quels sont les dégâts et ensuite payer, commente Roee Cohen, le président de la Fédération israélienne des organisations des petites entreprises, par téléphone. Mais ce sera trop tard, il ne restera plus rien ».
Roee Cohen a affirmé que la Fédération organisera la « mère de toutes les manifestations » jeudi à Tel Aviv pour demander des solutions pour les petites entreprises à haut risque et des allocations chômages pour les indépendants. Les manifestants vont allumer la « torche des indépendants », a-t-il annoncé, en référence aux citoyens qui ont eu l’honneur d’allumer une torche mardi soir, la veille de Yom HaAtsmaout. « Nous continuons le combat ».
Dans le même temps, les plus grandes entreprises demandent aussi de l’aide. Environ 200 chaînes, dont des grandes enseignes de vêtements, d’optique, d’ameublement de maison, de camping et de matériel sportif, mais aussi des cafés, des restaurants, ont choisi de ne pas rouvrir, alors que de nombreuses restrictions ont été levées samedi à minuit.
L’Association des Enseignes de Mode et de Commerce a déclaré dans un communiqué qu’ouvrir les magasins avec une capacité limitée, sans filet de sécurité garanti par le gouvernement, n’allait que renforcer les pertes.
« Pendant un mois et demi où nous avons été forcés de fermer à cause des mesures d’urgence imposées par le gouvernement, a souligné Avi Shomer, le PDG des librairies Tzomet Sfarim, qui emploie 700 personnes dans 100 magasins à travers le pays, lors d’un entretien téléphonique.
« Nous ne savons pas comment sera la situation à l’avenir, poursuit-il, parce que de nombreuses restrictions restent en place, comme le nombre de clients autorisés dans des magasins au même moment. Les gens ont moins d’argent et il y aura moins de clients pour faire des achats ».
Les ventes ne reviendront pas à leur niveau d’avant le coronavirus, prédit-il. Les magasins ne peuvent donc pas ouvrir sans un filet de sécurité. Si nous ouvrons, notre situation pourrait être encore bien pire, donc il ne faut mieux pas rouvrir ».
Vendredi, en réaction aux manifestations, le gouvernement a approuvé un plan de 8 milliards de shekels pour augmenter le soutien aux indépendants israéliens et aux patrons des petites entreprises. Dimanche soir, le gouvernement a indiqué qu’il allait allouer 6 milliards de shekels supplémentaires, non inclus dans l’enveloppe de 80 milliards, pour aider les entreprises à réintégrer leurs employés. Après l’annonce, certaines chaînes ont commencé à rouvrir leurs portes, même s’il n’y a pas eu d’informations sur les critères d’éligibilité pour ces fonds.
« Le ministère des Finances applique une politique qui est conservatrice en se basant sur la crainte que la population profitera du système et trichera, commente l’économiste Yoav Pagot. Nous en sommes déjà à deux mois de crise, et il n’y a pas de plan coordonné ».
Le ministère des Finances a refusé de commenter le sujet. Il convient cependant de noter que ses fonctionnaires ont dû réagir à une crise économique inédite sans un ministère en pleine capacité de fonctionnement, avec un gouvernement de transition et aucun budget approuvé sur lequel travailler.
En outre, le déficit budgétaire de 2019 s’est envolé à 4 % du PIB, bien au-dessus de l’objectif du gouvernement de 2,9 %. Dans le même temps, les dépenses ont augmenté et les recettes du gouvernement ont été impactées par une augmentation faible des taxes indirectes et « moins de rentrées d’argent » par rapport aux années précédentes, selon Moody’s. Vendredi, l’agence de notation financière a revu à la baisse ses prévisions pour le pays, passant de positif à stable.
Dans ce contexte, il faut donc dire qu’il est plus difficile pour le ministère d’ouvrir les vannes des financements, particulièrement si l’on prend en compte qu’il pourrait y avoir une deuxième vague épidémique, ou une autre forme de guerre, au tournant.
Si ce n’est pas maintenant, quand ?
« Le ministère pourrait bien estimer qu’il doit conserver des fonds au cas où il y aurait une deuxième vague d’épidémie, explique Yoav Pagot. Mais le haut niveau du déficit budgétaire n’est pas une excuse derrière laquelle il devrait se cacher, ajoute-t-il.
« Bien sûr, si nous avions un déficit plus faible, nous serions en meilleure position, renchérit-il. Mais dans une crise qui a lieu tous les 100 ans, comme c’est le cas actuellement, une augmentation de 1 ou 2 % en conséquence de cette crise n’est pas quelque chose qui va fondamentalement changer la donne ».
Karnit Flug, l’ancien gouverneur de la Banque d’Israël, a déclaré plus tôt ce mois qu’une augmentation des dépenses était justifiée en ce moment afin d’éviter des conséquences encore plus dévastatrices.
« Actuellement, c’est très important de prendre toutes les mesures afin de réduire les effets négatifs à long terme du confinement sur l’économie, dit-il. Oui, cela implique un déficit plus important et une dette plus forte, et oui, nous devrons les financer au fil du temps, des années. Mais si l’on ne prend pas cette mesure, l’effet sur l’économie sera encore bien plus dévastateur. Et je pense que le coût de tout cela sera énorme ».
Le gouvernement paiera le prix fort pour ses politiques « avares », prévient l’économiste Yaron Zelekha. Chaque entreprise qui va fermer parce qu’elle n’a pas reçu d’aide du gouvernement « cessera de payer des taxes pour toujours et ses employés seront au chômage, ils auront besoin d’allocations chômage », a-t-il dit.
En ce qui concerne l’octroi de bourses aux entreprises, il estime que c’est « mieux d’avoir à peu près raison que d’avoir parfaitement tort », en citant l’économiste britannique John Maynard Keynes.
Les crises économiques – alors que tous les acteurs ressentent l’urgence et la responsabilité de sauver l’économie – sont des bons points de départ pour mener des réformes de secteurs comme les ports, l’électricité et les impôts, pour que l’économie puisse repartir une fois que la période difficile sera terminée, estiment les économistes. Sans une gouvernance économique forte, Israël pourrait passer à côté de cette opportunité.
« C’est le moment parfait pour engager une réforme du secteur public et corriger ses défauts », conclut Yoav Pagot.