Harold Bloom aura rêvé en yiddish jusqu’à sa mort
Le critique littéraire légendaire, qui s'est éteint lundi, aura aimé toute sa vie la langue - et particulièrement dans le théâtre - avec laquelle il avait grandi
NEW YORK (JTA) — De nombreuses nécrologies de Harold Bloom, le lion de la critique littéraire américaine décédé lundi dernier à l’âge de 89 ans, mentionnent qu’il est né dans une famille d’immigrants Juifs orthodoxes originaires de l’est de l’Europe.
Peu mentionnent son amour du yiddish qui a duré toute sa vie – et particulièrement son amour du théâtre yiddish dont il a été un spectateur assidu pendant toute son enfance à New York (même si le New York Times dit que le premier livre qu’avait lu Bloom était une anthologie de poésie en yiddish).
Dans ce qui avait été l’une des dernières interviews de Bloom, réalisée quelques semaines seulement avant sa mort, il s’était entretenu avec le Yiddish Book Center pour son projet d’histoire oral Wexler. Ce projet a partagé certains de ses points forts et des vidéos des entretiens avec JTA.
« Je rêve encore en yiddish »
« Quand j’étais un petit enfant, âgé de trois ou quatre ans, j’ai été envoyé dans les écoles Sholem Aleichem… Elles étaient dans tout le Bronx. Alors, j’ai eu une éducation très précoce qui a commencé en yiddish… Mais à ce jour, mon anglais est très curieux parce que je ne l’ai appris que par les yeux – pas par l’oreille. Je n’ai pas parlé anglais, en fait, avant d’avoir environ cinq ans et demi. J’ai été un lecteur exceptionnellement avancé et, à 5 ou 6 ans, je lisais déjà Shakespeare et j’essayais de lire Milton, et ainsi de suite. Mais l’anglais est, bien sûr, une langue très curieuse, comme le déplore Bernard Shaw : L’orthographe et la prononciation n’ont rien à voir. Alors aujourd’hui, je parle mon propre anglais, bizarre, gonflé. Il ne ressemble à aucun autre. En ce qui me concerne, je rêve encore en yiddish. »
S’il lit encore le yiddish
« Bien sûr. Jabotinsky a fait une version en yiddish de Dante. J’ai écrit récemment sur Dante, et je le lis en italien. J’ai regardé la traduction en yiddish de Jabotinsky qui est très étrange. Un homme très étrange, Jabotinsky. Mais il y a une tristesse dans tout ça – je doute qu’il y ait un seul Juif encore vivant à Odessa. »
« Le premier livre qui m’a appartenu était un nouveau testament en yiddish »
« De manière assez drôle, le tout premier livre qui ait été bien à moi – et encore aujourd’hui, je trouve ça hilarant – était un nouveau testament en yiddish. Un jour, la sonnette de l’entrée a résonné et un missionnaire me l’a donné. Alors je l’ai lu des années plus tard, quand j’ai fait des lettres classiques à Cornell. Nous avons passé un semestre à lire le nouveau testament. Même quand j’étais enfant, je n’appréciais pas le livre, je l’ai établi à de nombreuses occasions, disant qu’il devrait plutôt s’appeler le testament tardif et le Tanakh [la bible hébraïque] le testament original. Ca a été l’un des moyens de me créer de nombreux ennemis, que j’ai pléthore, comme Dieu seul le sait ! »
« Une grande partie de la meilleure poésie écrite aux Etats-Unis est en yiddish »
« Une grande partie de la meilleure poésie écrite aux Etats-Unis est en yiddish… Moyshe-Leyb Halpern en particulier, il était un poète étonnant. ‘Le Baudelaire yiddish’, on l’appelait, mais il n’est pas du tout comme Baudelaire. Il est vraiment unique… Son humour. Violemment drôle. Le maître de la langue. Malheureusement, il est mort avant mon époque. J’ai connu très bien [Jacob] Glatstein. Il n’était pas aussi antipathique qu'[Isaac] Bashevis [Singer], mais ce n’était pas quelqu’un de très agréable. »
« Les premières pièces de Shakespeare que j’ai vues étaient en yiddish »
« Mes trois merveilleuses sœurs aînées m’emmenaient au théâtre de la Seconde avenue. Malheureusement, Thomashefsky et Jacob Adler étaient déjà partis mais Maurice Schwart était là. Les premières pièces de Shakespeare que j’ai vues étaient en yiddish, au théâtre de la Seconde Avenue et je n’oublierai jamais mon expérience. C’était environ en 1938 et j’avais huit ans. Le magnifique Maurice Schwartz tenait le rôle de Shylock. Mais cela a été merveilleusement réécrit, en yiddish – comme ils le disaient, ‘farbesert’ — amélioré.
« Schwartz était un homme énorme. Il avait une barbe noire gigantesque et une voix forte, et il jouait dans le style histrionique russe, comme Jacob Adler et Thomashefsky. Alors il était là, brandissant un scalpel énorme, et il s’approchait d’Antonion, le ‘sheygetz’ [vaurien] tremblant, dont la poitrine était nue et soudainement, avec un frisson théâtral que vous pouviez ressentir dans tout le théâtre de la Seconde Avenue, Maurice Schwartz laissait tomber le scalpel et il criait ‘Ikh bin dokh a ‘, qui est bien sûr intraduisible. C’était vraiment du genre – Eh bien, je suis Juif et nous ne faisons réellement pas ce genre de choses. À ce moment-là, la pièce s’arrêtait – je m’y étais habitué dans le théâtre de la Seconde avenue. Tout le public applaudissait à tout rompre. Schwartz courait d’un côté de la scène à l’autre, interrompant la pièce, s’inclinant et envoyant des baisers aux femmes, dans la salle. Les femmes se précipitaient pour lui envoyer des roses. Cela devenait une sorte de tumulte général. Il fallait 20 minutes avant que la pièce ne puisse reprendre. J’adorais ça. »
« Mort d’un commis-voyageur… fonctionne bien en tragédie yiddish »
« Je n’avais jamais réellement apprécié ‘Mort d’un commis-voyageur’ avant qu’un acteur dont j’étais proche, Joseph Buloff, ne le traduise en yiddish et qu’il m’invite à venir voir la pièce à New York. C’était merveilleux. Ca fonctionne de manière très belle en tant que tragédie yiddish mais ça n’a aucun sens sous l’angle de la tragédie américaine. Mais en yiddish, écrit et joué par Buloff, il y avait une vraie puissance. »
Sur la description de la culture yiddish
« Le proverbe en yiddish que je traduis et que je préfère, c’est ‘Dors plus vite, on a besoin des oreillers’. C’est l’essence même du yiddish. Compatissant, menant une sorte de querelle implicite avec Dieu. Souvenez-vous de la formidable déclaration de Benya Krik dans la grande histoire de Babel : ‘Comment était-ce à Odessa’ ? Après que ses brigands ont tiré sur ce religieux juif très doux et gentil, une mère se plaint. Et Benya dit, de manière magnifique, ‘D’accord – alors j’ai fait une erreur. Il aurait pu nous avoir mis en Suisse, entourés de rien d’autre que de milliers de lacs et de millions de Français, mais où nous a-t-il mis ? Ici, dans la Russie abandonnée de Dieu. »