La résistance spirituelle des Juifs au cœur du plus grand ghetto de la Shoah
Une nouvelle traduction en anglais des mémoires de Rachel Auerbach met en lumière l'activisme culturel des Juifs emprisonnés dans l'un des plus grands ghettos de l'Allemagne nazie

Rachel (Rokhl) Auerbach était convaincue qu’écrire sur les Juifs du ghetto de Varsovie était une dette qu’elle avait à l’égard de tous les défunts. Quatre-vingts ans après la « liquidation » par les nazis de la majorité des Juifs de la ville, pendant la Shoah, les mémoires poignantes d’Auerbach ont été traduites en anglais par l’historien Samuel Kassow.
Sorti dans les librairies en date du 2 juillet, le Warsaw Testament [Le testament de Varsovie] raconte le combat pour la survie d’Auerbach – et celui des autres Juifs – pendant les deux ans et demi d’existence du ghetto. Après avoir passé son enfance parmi les Polonais et développé ce qu’elle appelait « un tempérament slave », Auerbach était particulièrement bien placée pour parler de la Shoah et de son déroulement en prenant en compte de multiples points de vue.
« Elle a vécu pour s’assurer que les gens se souviendraient de ce qui s’est passé », déclare Kassow au Times of Israel. Professeur au Trinity College, Kassow avait publié, dans le passé, des archives du groupe « Oneg Shabbat », un projet dans lequel Auerbach avait joué un rôle de premier plan.
Divisées en chapitres qui dépeignent les personnalités et les différents aspects du ghetto, ces mémoires viennent illustrer la production culturelle remarquable de la communauté dans un contexte de famine généralisée et de violences incessantes. Après avoir fui vers la partie aryenne de Varsovie avant la révolte historique qui avait eu lieu dans le ghetto, en 1943, Auerbach avait continué à écrire sur le sort qui était alors réservé à la communauté juive qui était, à l’époque, la plus importante de toute l’Europe.
« Aujourd’hui, je réalise que la résistance armée et l’activisme culturel ne se distinguaient pas l’un de l’autre, mais qu’ils étaient les deux faces d’une même pièce : une affirmation de la vie face à la mort et une partie de notre combat en faveur de la dignité humaine, de la beauté, de la sagesse, de la force et de l’esprit », avait-elle écrit.

Des prodiges de la musique aux poètes yiddish célèbres, Auerbach présente un « épanouissement » poignant « du génie juif, une flamme étincelante avant la destruction », dit Kassow.
Écrivaine de formation, Auerbach était partie pour Varsovie à la veille de la guerre et elle se préparait à fuir la ville suite à l’invasion allemande. Elle avait néanmoins été approchée par le jeune historien Emanuel Ringelblum qui lui avait demandé d’intégrer le réseau d’entraide du ghetto, considéré comme un contrepoids nécessaire au Conseil juif, qui était alors placé sous le contrôle des nazis.
Après la création du ghetto, Auerbach avait commencé à travailler avec Ringelblum sur ses archives « Oneg Shabbat« , des archives clandestines. Profitant de sa position de dirigeante d’une soupe populaire qui permettait, chaque jour, à 2 000 Juifs de se nourrir, Auerbach avait pu parler avec des centaines de membres de la communauté de ce qu’ils avaient vécu avant la guerre, et de ce qu’ils étaient en train de vivre. Elle aimait tout particulièrement s’entretenir avec les artistes du ghetto, dont un grand nombre considérait leur art comme une passerelle ouvrant la porte à l’avenir.
« Dans une période sombre, alors que le sang coule et que la faim règne, l’écrivain se rend compte soudainement que ses talents sont nécessaires ; que quelqu’un désire pouvoir lire ce qu’il a écrit, qu’il a la chance d’analyser et de décrire les événements tragiques qui tourmentent son âme. Il constate qu’il peut ouvrir la porte à un avenir qu’il ne pourra peut-être lui-même jamais vivre », avait écrit Auerbach.

Selon Kassow, les trafiquants juifs – qui étaient des enfants en majorité – étaient à l’origine de 90% des produits alimentaires qui entraient dans le ghetto. Mais même avec un trafic intense et la présence de soupes populaires – comme celle que dirigeait Auerbach – une petite fraction seulement de la population avait un apport calorique suffisant pour vivre plus de quelques mois encore.
« Je vois beaucoup de choses à la soupe populaire », avait écrit Auerbach en 1941. « C’est là que vous voyez, avant tout le reste, toutes les souffrances du ghetto. Avant même la création du ghetto, la soupe populaire était le premier et souvent le dernier arrêt pour ceux qui finissaient ‘aux ordures’. C’est là qu’on peut assister à tout ce processus, du début jusqu’à la fin ».
« Remplir une mission nationale »
L’organisation d’entraide du ghetto servait de façade pour ceux qui travaillaient pour les archives de Ringelblum – Auerbach y compris – et qui menaient leur mission secrète de documentation.
Dans sa phase la plus active, 60 Juifs, chercheurs et écrivains, travaillaient pour « Oneg Shabbat« . Le groupe comprenait des socialistes, des sionistes, des bundistes et des Juifs sans affiliation politique. Certains archivistes étaient des écrivains célèbres avant-guerre. D’autres étaient de parfaits inconnus.
« Ils avaient mis de côté leurs différends politiques dans le but de remplir une mission nationale », note Kassow.

Auerbach pensait que les efforts qu’elle livrait pour permettre aux autres de survivre n’étaient jamais suffisants. Elle et Ringelblum étaient déterminés à conserver en vie plusieurs survivants des camps de concentration allemands qui avaient rejoint le ghetto et qui avaient raconté ce qui leur était arrivé. Alors que la situation, dans le ghetto, se dégradait de manière constante, Auerbach n’avait pas été en mesure d’intervenir de manière efficace.
Déplorant ce qui était, à ses yeux, un échec de ses initiatives visant à assurer la survie de ses coreligionnaires par le biais de sa soupe populaire, Auerbach avait écrit : « À quoi sert tout ce travail si nous ne pouvons pas même éviter à une seule personne de mourir de faim ? »
Certains des passages les plus poignants du livre d’Auerbach, Warsaw Testament, sont des portraits candides de personnages du ghetto. Elle y donne un aperçu de la vie des artistes juifs qui ont continué à créer malgré l’imminence de l’anéantissement, y compris de jeunes artistes qui, elle en est certaine, seraient devenus célèbres s’ils n’avaient pas été assassinés.
Ainsi, écrivant sur le poète yiddish Yisroel Shtern, Auerbach décrit la transformation d’un intellectuel autrefois distant en un personnage tout à fait différent après son enfermement dans le ghetto.
« Quelqu’un a fait remarquer un jour que Shtern le reclus, qui avait passé tant d’années seul, s’était révélé être une personne complètement différente dans le ghetto », a écrit Auerbach. « Il devint plus accessible, plus actif dans les affaires sociales. Au milieu de toute cette souffrance et du sentiment omniprésent que le destin juif était en jeu, Shtern, désormais dans son élément naturel, s’est trouvé une véritable source d’inspiration », écrivait encore Auerbach.
Être une femme n’a pas aidé non plus

Au cours de l’été 1942, Rachel Auerbach a documenté la « Grande Déportation » des Juifs vers le camp de la mort de Treblinka. L’« aktion » a commencé lorsque le chef du Conseil juif, Adam Czerniaków, a reçu l’ordre de livrer 7 000 Juifs par jour en vue de leur « réinstallation ». Au lieu de cela, Czerniaków s’est suicidé pour faire comprendre les intentions des Allemands.
« Je ressens le besoin de dire Yizkor [la prière de deuil] quatre fois par jour », écrit Auerbach. « Comment dire Yizkor pour plus d’un demi-million de Juifs ? »
Après la Grande Déportation, Auerbach s’est attaquée à documenter la population « restante » du ghetto pendant le second semestre de l’année 1943. C’est à cette époque que les jeunes commencèrent à rassembler des armes et à planifier des actions contre les nazis, persuadés qu’une nouvelle déportation était imminente.
Ayant quitté le ghetto un mois avant le soulèvement historique, Auerbach s’est faite enregistrer comme Polonaise et a loué un appartement avec un ami. Après avoir échappé de peu à plusieurs reprises, elle a néanmoins survécu à la révolte et au vaillant soulèvement de Gallant contre les nazis en 1944.
Au lendemain de la guerre, deux des trois caches d’archives ont été découvertes grâce aux informations fournies par Auerbach et deux autres survivants du groupe « Oneg Shabbat« . Auerbach s’est ensuite imposée comme la plus ardente porte-parole et interprète des archives.
Après avoir immigré en Israël en 1954, Auerbach a été nommée directrice du département des témoignages à Yad Vashem. Pendant la Shoah à Jérusalem, son manque d’affiliation politique a été utilisé contre Auerbach par les dirigeants de l’institution, écrit Kassow.
« Dans un environnement juif dominé par les partis politiques et les passions idéologiques, Auerbach était une solitaire, n’appartenant à aucun parti et manquant donc de protecteurs et de promoteurs pour la défendre et faire connaître ses écrits. Le fait d’être une femme n’a pas aidé non plus », ajoute Kassow.
L’un des principaux points de discorde entre Auerbach et les dirigeants de Yad Vashem était sa détermination à donner la priorité aux témoignages plutôt qu’aux documents créés par les auteurs des crimes, que les historiens de Yad Vashem privilégiaient.
« Alors que l’on croyait généralement qu’encourager les survivants à parler du passé ne faisait qu’aggraver leur douleur, Auerbach estimait que c’était le contraire et que le fait d’approfondir leurs expériences, en particulier avec un interlocuteur qui était également un survivant, avait une valeur thérapeutique », a écrit Kassow.

Quelques années après avoir rejoint Yad Vashem, Auerbach a publiquement critiqué l’institution pour avoir « échoué dans sa mission ». Selon elle, Yad Vashem n’avait que peu de contacts avec la communauté des survivants en Israël et n’avait pas jugé bon de publier leurs récits.
L’insistance d’Auerbach à se tourner vers les survivants et leurs témoignages a reçu une certaine justification en 1961, lorsqu’elle a fait pression avec succès sur le procureur général d’Israël lors du procès Eichmann, Gideon Hausner, pour « mettre en avant les témoignages des survivants et raconter l’histoire dans son ensemble », a écrit Kassow.
Auerbach est décédée d’un cancer du sein en 1976.
« Elle a vécu pour veiller à ce que les gens n’oublient pas », a souligné Kassow. « Personne n’a raconté l’histoire du ghetto de Varsovie avec autant de passion et de perspicacité qu’Auerbach. »
Warsaw Testament par Rokhl Auerbach
Cet article contient des liens d’affiliation. Si vous utilisez ces liens pour acheter quelque chose, le Times of Israel peut percevoir une commission sans frais supplémentaires pour vous.
... alors c’est le moment d'agir. Le Times of Israel est attaché à l’existence d’un Israël juif et démocratique, et le journalisme indépendant est l’une des meilleures garanties de ces valeurs démocratiques. Si, pour vous aussi, ces valeurs ont de l’importance, alors aidez-nous en rejoignant la communauté du Times of Israël.

Nous sommes ravis que vous ayez lu X articles du Times of Israël le mois dernier.
C'est pour cette raison que nous avons créé le Times of Israel, il y a de cela onze ans (neuf ans pour la version française) : offrir à des lecteurs avertis comme vous une information unique sur Israël et le monde juif.
Nous avons aujourd’hui une faveur à vous demander. Contrairement à d'autres organes de presse, notre site Internet est accessible à tous. Mais le travail de journalisme que nous faisons a un prix, aussi nous demandons aux lecteurs attachés à notre travail de nous soutenir en rejoignant la communauté du ToI.
Avec le montant de votre choix, vous pouvez nous aider à fournir un journalisme de qualité tout en bénéficiant d’une lecture du Times of Israël sans publicités.
Merci à vous,
David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel