Les Allemands d’aujourd’hui et les objets de famille volés aux juifs
Dans sa nouvelle étude, le Dr Carolin Lange cherche à savoir si et pourquoi les Allemands continuent de s'accrocher à des objets quotidiens pris aux Juifs durant la Shoah

MUNICH, Allemagne – L’histoire de Senta Herkle est celle d’une cuillère. Ce n’est pas une cuillère ordinaire, mais un cadeau fait à l’arrière-grand-mère de Herkle, Marie, de la part de sa voisine de l’époque, Erna Kohn.
« Toute l’histoire de l’Allemagne nazie et du peuple juif m’a toujours touchée, et je raconte vraiment cette histoire à tous ceux que cela intéresse parce que je pense que nous devons partager la mémoire », explique Herkle, qui vit à Stuttgart.
« Quelques jours avant sa déportation [pendant la guerre], Mme Kohn a donné la cuillère en souvenir, en gage », dit Herkle.
Pourquoi une seule cuillère ? « C’était peut-être la dernière chose qu’elle possédait », dit Herkle.
Cette cuillère argentée a été transmise de mère en fille de génération en génération et a été donnée à Herkle de la quatrième génération par sa propre mère, Jeanette. Herkle se souvient d’avoir interrogé sa mère au sujet de la cuillère tout au long de son enfance.
« Elle était toujours posée sur ce napperon. J’en parlais à ma mère chaque fois que j’étais devant la vitrine où elle se trouvait », raconte Herkle.
Le napperon auquel Herkle fait référence est une petite pièce au crochet fabriquée par Isabella, la fille de Marie, et la cuillère qui repose dessus a été soigneusement entretenue et jamais utilisée. Aujourd’hui, elle se trouve dans un meuble vitré dans la maison de Herkle.
Marie et Erna étaient de proches voisins vivant dans la seule rue du petit village de Rosshaupt, à environ 50 kilomètres de Marienbad, en Bohême, dans ce qui était alors la Tchécoslovaquie. Marie vivait au numéro 116 et les Kohn au numéro 141. Leurs vies étaient étroitement liées.
Mais les Kohn étaient juifs. En 1938, le mari d’Erna, Karl, un commerçant du village, émigra à Londres tandis qu’Erna et leurs deux filles, à la fin de l’adolescence ou au début de la vingtaine, restèrent à Rosshaupt. Peut-être qu’ils avaient l’intention de le rejoindre à Londres – personne ne le sait. Mais lorsque la guerre a éclaté, elles ont été prises au piège et, par la suite, toutes les trois ont été déportées et assassinées. La cuillère représente le dernier gage de l’amitié entre les deux familles.

En 1945, en tant qu’Allemands de souche dans les Sudètes, Marie et sa famille s’enfuirent à Öttingen en Bavière. Elle emporta avec elle trois biens précieux : sa machine à coudre, une Madone en porcelaine achetée au 19e siècle à Lourdes par sa propre mère (l’arrière-arrière-grand-mère de Herkle) et la cuillère que lui a donnée Erna Kohn.
Isabella n’a jamais oublié ses amis d’enfance. « Ma grand-mère connaissait la famille Kohn. Elle était à l’école avec les deux filles, elle avait le même âge qu’elles. Elles étaient amies. Elle les pleurait, quand elle racontait l’histoire, elle avait toujours les larmes aux yeux », se souvient Herkle.
Elle aussi porte ce chagrin. « J’ai toujours été très triste pour les filles, elles étaient si jeunes », dit-elle.
Cadavres dans le placard
Aujourd’hui, on pense que des milliers de maisons dans toute l’Allemagne contiennent des biens personnels d’anciens concitoyens juifs.
Comment les gens font-ils face émotionnellement au fait de savoir qu’ils possèdent des objets qui appartenaient autrefois à leurs voisins juifs qui, pendant les années 1933-1945, ont fui le pays ou ont été déportés et assassinés ?
C’est une question que le Dr Carolin Lange posera dans le cadre du projet « Heirlooms and Family Histories under the Microscope » (Histoires d’héritiers et de familles sous le microscope), qui débutera le 9 mai et se poursuivra jusqu’au 12 septembre.

Du 27 avril au 23 septembre, le Münchner Stadtmuseum (Musée de la ville de Munich) organise une exposition intitulée « Ehem jüdischer Besitz – Erwerbungen des Münchner Stadtmuseums im Nationalsozialismus » (Anciens biens appartenant à des Juifs – Acquisitions du Musée de la ville de Munich pendant le national-socialisme), qui présente certaines des œuvres d’art acquises à l’époque nazie auprès de propriétaires juifs.
À l’entrée, il y a une pancarte, des dépliants, des brochures et de la documentation demandant aux gens s’ils ont des objets acquis à l’époque nazie et s’ils seraient prêts à partager leurs pensées, leurs sentiments et leurs souvenirs des histoires entourant leur acquisition avec Lange. Toute personne désireuse d’y participer sera conduite à un stand privé où elle pourra lui parler en toute confidentialité.
Quelles sont les histoires que les gens se racontent les uns aux autres sur la façon dont ils en sont arrivés à posséder de tels objets ? Quel a été l’impact psychologique sur eux et leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de connaître le sort probable des anciens propriétaires de ces objets ? Comment l’utilisation de ces pièces a-t-elle changé au fil du temps, sachant leur provenance ?

Telles sont les questions que Lange posera dans l’espoir que les réponses qu’elle obtiendra lui donneront un aperçu de la « perception personnelle de l’Holocauste » par les citoyens allemands et des différentes manières dont les gens se sont confrontés à cette connaissance – et à leur conscience.
En tant que chercheur principal en provenance du Bureau des musées non étatiques en Bavière, le rôle de Lange est de vérifier l’origine de tous les objets détenus dans les 1 250 musées non étatiques.
Elle examine la correspondance, les documents d’archives, les registres d’inventaire datant de 1933-1945 et consulte les 25 000 dossiers de la Gestapo aux Archives d’Etat de Würzburg pour savoir s’ils détiennent des biens juifs volés. À ce jour, elle a examiné les fonds d’une vingtaine d’institutions.
Histoires enterrées
Petite fille qui a grandi dans les années 1980 dans la ville de Remscheid, dans le nord de l’Allemagne, Lange, ses parents et son frère partageaient une maison avec ses grands-parents maternels. Son grand-père avait servi dans l’armée allemande pendant le Troisième Reich et elle se souvient très bien des cicatrices dans la partie supérieure de son bras où il avait été blessé par des éclats d’obus.
À l’âge de 12 ans, Lange a étudié la Shoah à l’école et a commencé à demander à ses grands-parents ce qu’ils savaient du sort de leurs anciens voisins juifs. Sa grand-mère se souvient d’avoir vu un homme le matin après le pogrom de la Nuit de Cristal balayant du verre brisé devant son magasin, arborant sa croix de fer de la Première Guerre mondiale.
A part cette histoire, les grands-parents de Lange ont toujours affirmé qu’ils ne savaient « rien, rien du tout jusqu’à la fin de la guerre ». Mais, dit Lange, « je ne les ai jamais vraiment crus. »

L’intérêt de Lange pour la recherche sur la provenance des objets a commencé sérieusement il y a environ huit ans lorsqu’une collègue doctorante lui a raconté comment sa grand-mère lui avait donné une jolie nappe de dentelle qui, selon elle, avait été déposée par sa voisine juive « juste avant sa déportation ».
Son amie a estimé qu’il n’était pas juste d’utiliser la nappe parce qu’elle doutait qu’elle ait été donnée volontairement, mais elle ne trouvait pas non plus moral de la jeter.
Comme l’explique Lange, « mon amie se sentait paralysée, incapable de prendre la bonne décision sur ce qu’il fallait faire ».
Je me souviens du conflit émotionnel de mon amie. Elle ne savait pas – et moi non plus – ce qu’elle devait faire
« Je me souviens du conflit émotionnel de mon amie. Elle ne savait pas – et moi non plus – ce qu’elle devait faire. L’utiliser semblait dégoûtant, le jeter semblait cruel. J’ai toujours pensé à ce dilemme et je suppose que maintenant je vais vraiment m’y attaquer », a dit Lange.
Sous le Troisième Reich, des milliers de ventes aux enchères publiques ont eu lieu, plusieurs fois par semaine, dans toute l’Allemagne, où les biens qui appartenaient autrefois aux Juifs étaient vendus ouvertement à un public trop désireux de les acheter à bas prix.
Les ventes aux enchères ultérieures ont été largement signalées par des annonces dans les journaux concernant les « anciens biens appartenant à des Juifs » et des affiches disposées sur place.
Les documents de la Gestapo et des conseils municipaux qui dressent le tableau de cette dépossession en masse existent toujours, notamment des inventaires détaillés avec les noms des acheteurs et les prix qu’ils ont payés.
A partir du 15 octobre 1941, il est interdit aux Juifs de vendre ou de donner leurs biens. Toute personne souhaitant gagner de l’argent en vendant ses biens personnels devait demander l’autorisation à l’Association des Juifs du Reich en Allemagne (Reichsvereinigung der Juden in Deutschland) qui, à son tour, déposait une demande auprès de la Gestapo.
Mais les déportations étaient déjà bien entamées et il n’y avait souvent que quelques jours entre la demande des Juifs de vendre leurs biens personnels et leur « évacuation » vers l’Est.
La bureaucratie nazie était solidement organisée pour gérer tout ce qui restait sur place – une opération appelée « Aktion III ».
Des objets du quotidien ont été volés et ont disparu dans les foyers allemands – c’est là qu’ils se trouvent encore aujourd’hui
Les documents administratifs révèlent la nature mondaine d’une grande partie de ce qui était en vente. Lange a des listes d’articles ménagers disponibles à l’achat : literie, rideaux, serviettes, casseroles, vaisselle, couverts, nappes, bijoux, parapluies, peintures, poussettes, vêtements, sous-vêtements et même des cerises confites. Tous ces objets de la vie quotidienne ont été volés et ont disparu dans les foyers allemands – et c’est là qu’ils se trouvent encore aujourd’hui.
Des héritages anonymes
Les règles des ventes aux enchères ont marqué la fin de ces transactions illicites, mais la persistance de ces objets dans les foyers non juifs ne faisait que commencer et se poursuit probablement encore aujourd’hui, transmis de génération en génération.
Certains acheteurs ont payé en espèces, et souvent ces transactions ont disparu dans l’oubli, sans aucun document permettant de savoir où ils sont allés et qui les a achetés. Mais il y a aussi de nombreux cas où les documents administratifs existent toujours, détaillant les noms et adresses des personnes et les objets qu’elles ont achetés aux enchères – bien que, une fois les achats ramenés chez elles, elles ne peuvent plus être tenues responsables de la façon dont elles ont traité ces nouveaux biens. Il est donc beaucoup plus facile de trouver des biens juifs dans les collections publiques.
C’est le cas des objets acquis dans le cadre de l’Aktion III par le Musée d’histoire de Regensburg (Regensburg Historische Museum) dans le sud-est de l’Allemagne, en Bavière.
Dans ce cas, la documentation administrative confirme les détails de ce qui s’est passé.
Le 23 septembre 1942, la troisième et dernière déportation de 117 Juifs de Regensburg vers Theresienstadt eut lieu. Une facture du bureau financier de Regensburg datée du 19 décembre 1943 a été payée le 8 janvier 1943. Le musée a acquis des parapluies et deux peintures à l’huile sur toile d’un couple juif anonyme.

Ces objets n’ont jamais été exposés au public et ont tout simplement disparu en même temps que tous les autres objets que le musée a achetés dans des circonstances normales.
« Inutile de dire qu’ils sont différents des autres objets que nous gardons. Il y a beaucoup de respect et, bien sûr, je me sens profondément responsable des histoires des personnes qui ont été déportées. Nous voulons tout faire pour garder leur mémoire vivante », explique Maria Lang, assistante scientifique pour la recherche sur la Provenance aux musées de la ville de Regensburg.
Mais pourquoi le musée n’a-t-il jamais exposé ces objets au cours des 75 dernières années ? Lang et ses collègues sont aux prises avec des sentiments contradictoires sur cette question.
« Ce serait une bonne idée de les exposer, mais d’un autre côté, je pense que c’est un peu comme si nous voulions peut-être blanchir notre conscience en montrant ces objets, alors je pense qu’il y a deux aspects différents », a dit Lang.
Il est clair que ces objets occupent une place unique dans le cœur du personnel du musée.

« Ils sont gardés dans le dépôt avec nos autres objets. À première vue, il n’y a rien de spécial à leur sujet, mais, bien sûr, il y a l’histoire extraordinaire qu’ils racontent », a-t-elle dit.
« Je me sens émotionnellement affectée », a dit Lang de Regensburg. « En disant cela, je pense en particulier au sort des anciens propriétaires. Nous devons donc traiter ces objets avec le plus grand soin tout en étant conscients de notre responsabilité envers les familles auxquelles appartiennent les portraits. Et bien sûr, je veux en savoir le plus possible à leur sujet. Je veux savoir à qui ils appartenaient pour partager leur histoire. »
Ces mains ne seront-elles jamais propres ?
Donc, si les gens avaient tous ces objets – et se sentaient incapables de les utiliser – qu’est-ce que cela sous-entend sur leur connaissance réelle du sort de leurs anciens propriétaires ?
La chercheuse Carolin Lange a rencontré des gens qui ont acheté des objets aux enchères en 1942 ou 1943, qui les ont utilisés jusqu’à la fin de la guerre et qui se sont sentis trop coupables pour continuer. Souvent, les membres de la famille les ont transmis à la génération suivante avec une certaine narration, qui peut avoir été fausse ou, à tout le moins, moins vraie dans une tentative de s’éloigner précisément de la façon dont ils les ont acquis.
Elle a de grands espoirs de trouver de nombreux participants pour son étude parce que « les musées locaux ont une forte orientation régionale, il est donc beaucoup plus probable de trouver des objets qui appartenaient à des résidents locaux qui ont été déportés et dont les biens ont été vendus aux enchères ».
« Si quelqu’un a les casseroles, les poêles, la literie des gens assassinés par les nazis dans les camps de la mort, comment dorment-ils ou préparent-ils leur dîner en les utilisant en connaissant le sort des propriétaires précédents ? C’est la réponse que je cherche », a dit Lange.
Dina Gold est l’auteur de « Stolen Legacy : Nazi Theft and the Quest for Justice at Krausenstrasse 17/18, Berlin. »
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