Pessah en temps de guerre : le journal inédit d’une femme juive confédérée
Les écrits d'Emma Mordecai sur la guerre de Sécession brossent le portrait contradictoire d'une femme opposée à l'émancipation bien qu'appartenant elle-même à une minorité

Comme cette année, Pessah était tombée en avril, en 1864. Un an avant la fin de la guerre de Sécession, une citoyenne juive confédérée du nom d’Emma Mordecai avait célébré la fête avec ses cousins à Richmond, la capitale de la Confédération. Un épisode qui figure parmi les toutes premières entrées du journal qu’elle avait commencé à rédiger au printemps 1864 et qu’elle devait tenir jusqu’à l’année suivante.
« J’ai été accueillie avec beaucoup de gentillesse par tout le monde », écrit-elle. « J’ai été touchée par les regrets exprimés à propos du départ de notre famille de Richmond, et par les invitations chaleureuses reçues de la part de divers amis à passer quelques jours ou quelques nuitées chez eux, quand je le souhaiterais. »
Alors âgée de 51 ans, Emma Mordecai s’était installée à la campagne, dans la ferme de sa belle-sœur, quittant Richmond où elle avait longtemps vécu, pour fuir l’avancée des troupes de l’Union. Elle tenait néanmoins à retourner dans cette ville marquée par la guerre afin d’y célébrer les fêtes, notamment Pessah, avec la communauté juive locale.
Ce printemps-là avait été particulièrement froid. Il avait fallu maintenir des feux allumés, aussi bien à la ferme qu’à Richmond pendant tout ce séjour à l’occasion de Pessah. D’autres inquiétudes pesaient aussi : son neveu George, qui s’était un temps éloigné de l’armée confédérée, venait de réintégrer les rangs aux côtés de ses deux frères.
Le journal de guerre d’Emma Mordecai est aujourd’hui publié dans son intégralité pour la toute première fois, grâce aux efforts conjoints de deux universitaires de l’université Rowan, dans le New Jersey : Dianne Ashton, à l’origine du projet, et Melissa R. Klapper, qui en a repris l’édition.
Intitulé The Civil War Diary of Emma Mordecai, l’ouvrage a été publié à l’automne dernier par les presses de l’université de New York.
Ashton, qui avait conçu le projet, commencé l’édition du texte et rédigé l’introduction, est décédée au mois de janvier 2022. Refusant de laisser ce travail inachevé, Klapper a pris le relais pour mener à bien la publication.
« C’est toujours émouvant de voir un nouveau livre paraître », confie Klapper au Times of Israel. « Je suis reconnaissante d’avoir pu mener ce projet à terme. C’est un bel héritage intellectuel, à la hauteur de ce qu’Ashton aurait souhaité. »
Le journal couvre une période allant du mois de mai 1864 au mois de mai 1865, avec une ultime entrée rédigée plus de vingt ans plus tard, en 1886. Comme l’explique Klapper, ce document donne à voir une personnalité complexe. Membre active d’une communauté juive représentant moins de 1 % de la population confédérée, Emma Mordecai était restée fidèle à sa foi, là où certains membres de sa famille s’étaient convertis au christianisme. D’autres avaient épousé des non-juifs. Elle connaissait bien la Bible : elle avait écrit un manuel pour l’école du dimanche destiné aux synagogues. Elle observait le Shabbat, et comme le montre son journal, elle revenait à Richmond pour les grandes fêtes : Pessah, Rosh HaShana et Yom Kippour.

Emma Mordecai était une femme très cultivée, à l’aise dans la traduction de la littérature française, et passionnée par la nature. Et pourtant, elle était aussi propriétaire d’esclaves ; elle nourrissait des opinions ouvertement racistes à l’égard des Noirs et elle regrettait l’abolition de l’esclavage. Fervente partisane de la Confédération, elle célébrait ses victoires militaires — de plus en plus rares à mesure que la guerre avançait. Plus tard, elle devait même faire des dons pour financer la construction de monuments et mémoriaux confédérés.
« Elle illustre à merveille la complexité de l’Histoire », souligne Klapper. « Elle incarnait de nombreuses contradictions. C’est ce qui rend ce journal si important : il donne à voir toute l’étendue des expériences juives américaines aux États-Unis. ». De manière plus générale, ajoute-t-elle, « l’Histoire, tout comme notre époque, est peuplée de figures complexes, contradictoires, parfois dérangeantes.».
Mordecai, qui ne s’était jamais mariée et qui avait vécu jusqu’à l’âge de 90 ans, avait légué son journal à une petite-nièce. Jusqu’à récemment, ce document n’était consultable que dans les archives familiales, conservées à la Southern Historical Collection de l’université de Caroline du Nord. C’est Dianne Ashton, professeure émérite de philosophie et de religions du monde à l’université Rowan, qui a finalement souhaité le rendre accessible au plus grand nombre.
Les journaux intimes de civils nordistes comme sudistes constituent aujourd’hui un champ d’étude dynamique dans la recherche sur la guerre de Sécession. Mary Boykin Chesnut, confédérée ardente, y relatait la vie sous les canons de l’Union à Charleston, en Caroline du Sud, tandis que le Nordiste George Templeton Strong offrait une lecture acerbe depuis New York et que le soldat unioniste Elisha Hunt Rhodes, quant à lui, décrivait son quotidien au fil de sa progression dans la hiérarchie militaire. Tous trois ont été immortalisés dans le documentaire de Ken Burns, « The Civil War », accompagné de son inoubliable mélodie au violon. Le journal d’Emma Mordecai, tenu pendant plus d’un an, se sera inscrit dans cette tradition, tout en y apportant une perspective inédite.

« La guerre civile, l’histoire de l’esclavage, la place des femmes dans ce conflit… autant de prismes à travers lesquels ce journal peut être lu », explique Klapper, professeure d’histoire des femmes et directrice du programme d’études sur les femmes et le genre à l’université Rowan. « Tenter de comprendre comment une femme peut adhérer au nationalisme confédéré, c’est précisément ce qui rend ce témoignage essentiel. Il s’agit de l’un des très rares journaux publiés par une femme juive durant la guerre de Sécession. Ils sont très rares, en effet. »
Emma était la douzième des treize enfants que Jacob Mordecai avait eus de deux épouses. La famille – qui prononçait son nom mor-de-key – ne descendait pas d’immigrants récents. Bien que leurs ancêtres soient venus d’Allemagne et d’Angleterre, les Mordecai vivaient aux États-Unis depuis plusieurs générations, et faisaient partie des 250 000 Juifs établis dans le pays à l’époque – bien avant les grandes vagues migratoires de la fin du 19e siècle. Sur ce quart de million, seulement 25 000 vivaient dans le Sud.
La première entrée du journal, qui mentionne la célébration de Pessah à Richmond, offre un aperçu vivant de sa vie juive. Emma retrouve des cousins, des amis, et assiste aux offices à la synagogue — vraisemblablement à la congrégation Beth Shalome, dont son défunt père, Jacob Mordecai, avait été président, et où elle avait fondé l’école du dimanche.
Ashton et Klapper ont rédigé ensemble une introduction qui explore les complexités de la vie juive dans le Sud confédéré, des croyances religieuses aux géographies communautaires, en passant par les tensions sociales et l’antisémitisme. Klapper, lauréate du National Jewish Book Award en 2013 pour « Ballots, Babies, and Banners of Peace: American Jewish Women’s Activism », 1890–1940, a dû, pour ce projet, remonter le fil de l’Histoire jusqu’au cœur du XIXe siècle.
Alors qu’elle travaillait sur ce livre, Klapper a trouvé le temps de s’adonner à une autre activité importante : elle a remporté à trois reprises l’émission Jeopardy! entre 2020 et 2023, et elle a été invitée à participer au Tournoi des champions l’année suivante.
Si l’introduction de l’ouvrage mentionne plusieurs cas d’antisémitisme dans le Sud, la vie d’Emma Mordecai illustre davantage une forme de coexistence au sein d’une famille élargie et mixte. Sa belle-sœur chrétienne, Rosina Young Mordecai, l’accueille à Rosewood, la ferme familiale. Emma s’entend bien avec ses hôtes : Rosina, mais aussi sa fille adolescente Augusta, surnommée « Gusta ». À au moins une occasion, elle assiste à un office chrétien avec Rosina, et c’est son beau-frère qui l’emmène à Richmond pour les fêtes du Nouvel An juif. Les fils de Rosina (George, John et William) sont tous enrôlés dans l’armée confédérée, et Emma suit leurs parcours avec inquiétude.

« Rosina est sans doute la figure la plus présente dans le journal », note Klapper. « Elles étaient manifestement très proches. »
Ce qui frappe chez Rosina, explique-t-elle, c’est qu’on ne connaît jamais directement son point de vue. Elle semble incarner un certain stéréotype de la femme victorienne fragile et souvent malade. « Elle passait de longues périodes alitée et elle se rendait parfois à Richmond pour consulter des médecins. Pourtant, elle dirigeait son foyer d’une main ferme, ce qu’Emma admirait beaucoup. »
Quant à Gusta, sa fille, « Emma semble avoir été très proche d’elle. Elles se promenaient beaucoup, discutaient, cousaient ensemble ».
En mai 1864, la quiétude relative de Rosewood avait été troublée par l’avancée du général Ulysses S. Grant et de l’armée du Potomac. Dans le cadre d’une vaste offensive destinée à mettre fin à la guerre, les forces nordistes avaient affronté à plusieurs reprises celles du général confédéré Robert E. Lee, à la tête de l’armée de Virginie du Nord.

À ce stade, les contradictions du personnage d’Emma apparaissent avec netteté.. Elle fait preuve de compassion, et elle exprime le souhait d’aider tout soldat blessé qu’elle sera amenée à croiser — et plus tard, elle effectuera plusieurs visites dans des hôpitaux militaires comme infirmière bénévole. Mais elle demeure aussi l’héritière et la défenseure d’un système esclavagiste. À Rosewood vivent de nombreuses personnes réduites en esclavage, parmi lesquelles des enfants. Avec Rosina, Emma cueille des fraises en compagnie de trois jeunes sœurs esclaves : Lizzy, Mary et Georgianna.
« D’un côté, Emma et Rosina condamnaient la brutalité physique exercée par certains propriétaires d’esclaves. Mais de l’autre, Emma n’hésitait pas à vendre les esclaves avec lesquels elle rencontrait des difficultés. Or, les études sur l’esclavage ont démontré que la vente constituait elle aussi une forme de violence, puisqu’elle exposait les personnes à de nouveaux abus, souvent bien plus graves. »

Une violence qui n’avait pas épargné Rosewood. Un esclave du nom de Cyrus – le père de Lizzy, Mary et Georgianna – avait été impliqué dans une altercation physique avec George, le neveu d’Emma.
« Il y a eu une sorte de tumulte avec les esclaves de la ferme », raconte Klapper. « L’une des femmes, Sarah — l’épouse de Cyrus — affirmait qu’on leur demandait trop de travail… Finalement, tout le monde dans la maison avait été entraîné dans l’incident, les esclaves comme les Blancs. C’est la réalité du système esclavagiste : la violence pouvait surgir à tout moment, même dans des foyers qu’on croyait tranquilles. »
Un an après qu’Emma Mordecai a commencé à consigner ses pensées dans son journal, le monde tel qu’elle le connaissait s’était effondré. Le 3 avril 1865, la ville de Richmond était tombée aux mains de l’armée de l’Union. Moins d’une semaine plus tard, le 9 avril, le général Robert E. Lee s’était rendu à Ulysses S. Grant à Appomattox.
« Je me sentais tout à fait misérable. Le seul souhait que je pouvais exprimer était celui que la terre s’ouvre et qu’elle nous engloutisse tous », écrit Mordecai le matin du 14 avril. « Peu à peu, nous avons compris que tout était entre les mains de Dieu, qu’il avait voulu cela dans sa sagesse infaillible, et que nous devions nous soumettre à sa volonté – non pas dans l’humiliation face à nos ennemis, mais dans l’humilité devant Dieu. »
The Civil War Diary of Emma Mordecai, édité par Dianne Ashton et Melissa R. Klapper, est publié par New York University Press.
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