Quand une élue Kakhol lavan rappelle à la Knesset qu’Israël n’est pas un acquis
Retour sur le discours inaugural fulgurant de la députée Tehila Friedman qui touche plusieurs cordes sensibles
Haviv Rettig Gur est l'analyste du Times of Israël
La société israélienne est fragile, fracturée, et menacée de l’intérieur par ceux qui répandent une « haine malfaisante » parmi ses nombreuses communautés. C’est la thèse défendue dans une vidéo devenue virale qui se répand dans la conscience collective des israéliens hébréophones, les exhortant à « former une alliance de modérés avec ceux qui comprennent les difficultés du vivre-ensemble. »
La vidéo est courte, il s’agit d’un discours à la Knesset par une élue peu connue, Tehila Friedman, députée d’arrière-ban du parti Kakhol lavan, entrée au Parlement il y a seulement deux mois, après que Michael Biton, actuellement au ministère de la Défense, a démissionné pour laisser la voie libre.
Dans ce court laps de temps, Friedman s’est révélée être une législatrice active, défiant le ministère de l’Éducation dans ses préparations de l’année scolaire à venir sous le nuage de la pandémie, et dénonçant les conséquences des réductions de budgets dues à l’impasse budgétaire de la Knesset sur la jeunesse à risque et défavorisée d’Israël.
Malgré l’énergie de ses efforts, les médias nationaux ne lui prêtèrent pas grande attention.

Puis, mardi, Friedman fit son premier discours sur le prétoire de la Knesset. C’est ce que la Knesset appelle un ‘discours inaugural’, dans lequel les nouveaux élus traditionnellement remercient leurs parents et professeurs, et disent quelques mots neutres sur leurs aspirations et leurs convictions.
La voix douce de Friedman se fit entendre 11 minutes, durant lesquelles par deux fois son émotion est palpable, et qui fit frissonner collectivement l’épine dorsale nationale.
En seulement deux jours, la vidéo a été regardée au moins un million et demi de fois sur Facebook – une bonne partie de la population israélienne qui parle hébreu. Des extraits sont passés sur les grandes chaines de nouvelles israéliennes.
C’est un discours rare qui défait les barrières. Bien que Friedman soit du parti centriste Kakhol lavan, et qu’elle montre du doigt la droite dans son discours, la vidéo a été partagée avec plus d’enthousiasme par les spectateurs de droite, de l’analyste politique de la Douzième chaîne Amit Segal, qui créa le buzz et dépassa le million de vues, à Hanoch Daum, expert, standup-iste et anciennement candidat de Yamina à la Knesset (48,000 vues).
La vidéo postée par Friedman elle-même a 76,000 vues.
MK Tehila Friedman's Inaugural Speech in the Knesser
The inaugural speech in Knesset by MK תהלה פרידמן with English subtitles. As we said in our previous post, this is the first speech from the Knesset in a very long time that we are sharing. Well worth the 11 minutes to watch. (The full text of the translated speech is in the previous post). Thank you to Shaharit for translating the speech and putting in the subtitles.
Posted by Gesher on Thursday, August 13, 2020
Le discours a été couvert en détails par plusieurs médias, petits et grands, y compris des médias partisans ou religieux, comme le site religieux-sioniste Kipa, et le site Haredi Kikar Hashabat, qui titre la vidéo ‘le discours du membre de la Knesset qui fascine l’internet’.
« Mon discours inaugural est peut-être mon discours final, » dit Friedman, puisque la crise du budget menace d’envoyer le pays aux bureaux de votes une quatrième fois en l’espace de 19 mois.
C’est pourquoi elle a décidé de s’abstenir de parler de « ses aspirations et de ses projets, ça semblait hors-sujet… dans ce galop chaotique vers l’abysse et les ravages d’une quatrième élection ».
Présentant ses excuses à son audience, elle veut présenter « quelque chose de différent ».
Elle commence : « ces dernières semaines, depuis que je suis ici, je pense constamment au Rabbin Yohanan Ben Zakkai, un des Juifs les plus importants de l’Histoire, qui au dernier moment, réussit à secourir le peuple juif de Jérusalem et son Temple en feu, pour Yavne et son académie unificatrice, pour se réinventer. Je pense à ce guide, qui vivait à Jérusalem en pleine guerre civile, alors que les Romains guettaient le bon moment pour attaquer et détruire la ville ».
La guerre civile « est déclenchée par un désaccord sur la réponse à la menace romaine, mais devient rapidement une guerre d’identité, une guerre de tous contre tous. Votre opinion des Romains devient votre identité… Si je ne suis pas d’accord avec vous, je suis contre vous, absolument, jusqu’au sang. La haine s’immisce partout. Au nom de la haine, les couteaux sont sortis dans le Temple. Au nom de la haine, des silos de grains qui pourraient nourrir toute une ville assiégée sont incendiés. Au nom de la haine est arrivée la faim, et avec la faim, le désespoir. »
Friedman avertit que « le peuple juif est à nouveau face à une telle décision, due à des crises internes et externes, mais avant tout à cause de la haine elle-même. »
« Dans la tempête d’une crise à proportions inégalées, on se trouve une fois de plus dans une situation effrayante. Un fléau mortel court au-dehors, et au-dedans, le même désir destructeur de se vaincre les uns aux autres. Le même aveuglement et la même folie. La même haine malfaisante qui nous fait investir toute notre énergie dans ce combat intérieur. Pendant ce temps, le silo de la confiance est incendié, les institutions politiques se désagrègent, mettant en danger avec une insouciance criminelle l’existence même d’un foyer partagé. »
La crise du coronavirus n’a pas allégé les divisions, annonce Friedman.
« Dans cette période de crise du coronavirus, de crise sanitaire, crise économique et de crise sociale comme nous n’en avons jamais connu, dans une crise de gouvernance après un an et demi d’impasse sans accord de budget, face à un déficit douloureux et une récession, il y a encore de ceux qui voudraient se battre, se confronter les uns aux autres, remuer des couteaux dans chacune des plaies de la société, jusqu’au sang, et à nouveau se moquer et ridiculiser la douleur des
autres. »
Elle se tourne vers ses collègues de droite : « 3 fois en un an et demi, vous avez tenté de gagner, de plier, de forcer, d’amener à se rendre. Nous devons arrêter ça. Vous devez cesser d’essayer de gagner. »
« Je suis juive, religieuse, sioniste, nationaliste, féministe et hiérosolymitaine. J’ai été élevée dans une tradition… qui a sa beauté, sa vérité et sa bonté. Mais je sais que d’autres communautés et d’autres mondes ont aussi leur beauté, leur vérité et leur bonté, et c’est une occasion de s’instruire. J’ai à apprendre du traditionalisme Mizrahi, des juifs de l’Union Soviétique, des juifs d’Éthiopie, des descendants des pionniers, de l’individualisme libéral, des Haredim, des Hardalim, j’ai à apprendre des Arabes, des Druzes, des Bédouins, j’ai à apprendre des juifs de la Diaspora. »
Elle continue : « Certes, certains de ces groupes et communautés ont des valeurs, principes et comportements avec lesquels je m’oppose passionnément, certains même me menacent – comme femme, juive sioniste ou religieuse. Mais je sais que dans chacun de ces groupes, comme dans chaque individu – il y a bien sûr ceux qui croient que seule leur vérité est la bonne, qui attendent que tout le monde leur donne raison, les imite, pour guider et dirige – mais il y a également ceux qui comprennent que nos différences ne sont pas passagères, que nous sommes destinés à vivre ensemble et que c’est le défi de nos vies. »
C’est « avec eux », dit-elle « que je voudrais faire une alliance de modérés, avec tous ceux, de toutes les communautés qui comprennent ce défi de vivre-ensemble, de reprendre le pouvoir des extrêmes pour créer un centre partagé. »
‘Il n’y a rien de confortable là-dedans’, dit-elle.
« Je parle doucement, je sais, et vous pouvez vous tromper en pensant que mon message est doux et confortable. Mais c’est tout le contraire. Mon centre existe déjà c’est un centre fervent, qui refuse de compromettre son idéologie centriste, sa responsabilité pour tous les habitants de ce pays, qui refuse de compromettre un espace pour tous ceux qui veulent vivre ensemble, un centre qui met des limites à l’extrémisme et à l’égoïsme, capable de se sacrifier sur l’autel de la modération, de la démocratie, d’un judaïsme qui donne de la liberté, un centre qui défend corps et âme les règles du jeu qui nous permet d’avoir un désaccord sans se déchirer. »
Ce n’est pas ainsi que fonctionne la Knesset habituellement, se lamente-t-elle.
« Pendant mes 6 semaines dans cette assemblée, j’ai entendu non-stop des moqueries et de la haine pour des groupes entiers de la société israélienne. J’ai entendu l’espoir ‘qu’ils’ disparaissent pour que ‘nous’ puissions gouverner sans limite. »
« Laissez-moi vous dire. Ils ne vont pas disparaître. Appelez à autant d’élections que vous voudrez. Personne ne va disparaître. Si on continue à se battre entre nous, nous ne détruirons que le futur de nos enfants. C’est notre solidarité mutuelle, notre résilience interne, notre capacité à continuer qui permettra de soutenir ce miracle appelé l’Etat d’Israël. »
« Israël est un miracle », martèle-t-elle à plusieurs reprises.
Nous vivons dans un miracle. Je suis la fille d’un parachutiste qui a participé à la libération de Jérusalem. Je vis et j’élève mes enfants à Jérusalem. Mon quotidien est l’accomplissement même des grandes prophéties des prophètes d’Israël. Des personnes âgées se promenant, des enfants qui jouent – ce qui était un rêve difficile à imaginer pour mes grands-parents est aujourd’hui ma simple réalité.
Mais je ne l’ai jamais pris pour acquis. [Le poète] Yehuda Amichai nous a
enseigné : « De loin, tout ressemble à un miracle, mais de près, même un miracle n’en a pas l’air.» Même ceux qui ont traversé la mer Rouge à la séparation des eaux [par Moïse] n’ont vu que le dos moite de celui qui marchait devant eux.
« Je vis un miracle et je reconnais le miracle. Je remercie Dieu du privilège de vivre dans ce miracle, et je m’en sens responsable, pour mon bien-être, pour son bien-être et pour sa plénitude, car mon bien-être est lié à sa plénitude. »
Elle termine avec un appel à l’unité, à la préservation d’un gouvernement uni, et un appel à mettre fin au combat factionnel et à la délégitimation qui incendie le discours politique israéliens ces dernières années.
« Je suis venue ici pour faire partie d’un gouvernement qui veut soutenir le miracle de l’état d’Israël, un gouvernement qui ne cherche pas la vengeance, ou à avoir raison, mais qui veut réhabiliter et guérir. »
« Je crois au besoin d’un gouvernement uni. Je crois toujours que c’est la seule manière de poser les fondations pour la prochaine étape de la nation, de nous sauver de la destruction, de nous réinventer à nouveau. »
Durant ses derniers instants sur le podium, l’émotion audible dans sa voix, elle finit : « nous sommes dans le temps du Troisième Temple. Et comme les deux premiers, il est fragile. Il est inflammable. Il n’est pas une évidence. Nous sommes responsables de sa stabilité. Son existence dépend de nous. C’est notre devoir. »