Traduire Meir Shalev, c’était marcher avec soin, sur un chemin de mélodie et de sens
La traductrice des mémoires illustrées de Shalev, « Mon jardin sauvage », parle de son amour pour l'hébreu et de la terre qui l'a vu grandir
L’après-midi où l’écrivain israélien Meir Shalev est mort, j’étais dans une forêt, près de chez moi, dans la vallée d’Ella, occupée à cueillir de la sauge et de la mauve sauvages, errant parmi les térébinthes, les oliviers et les figuiers.
Meir Shalev avait écrit à propos de tout ceci dans Mon jardin sauvage (2020), livre de mémoires illustrées publié par Schocken que j’ai eu l’honneur de traduire d’hébreu en anglais.
J’ai beaucoup appris en travaillant sur cette traduction, non seulement sur les arbres et les plantes d’Israël, mais aussi sur les racines de l’hébreu.
Il écrivait avec précision et profondeur : le traduire, c’était marcher avec soin, pas à pas, sur un chemin de mélodie et de sens. Maître des mots, Meir Shalev a creusé profondément dans le sol de la langue qu’il aimait tant, pour mettre à nu des couches de terre imprégnées de références bibliques et mythiques.
Le figuier biblique, par exemple, donne lieu dans Mon jardin sauvage à des ruminations linguistiques : « En hébreu, d’ailleurs, le verbe le’erot, « cueillir les fruits d’un figuier », vient du mot orr, qui signifie « lumière », car les figues doivent être cueillies aux premières heures du jour. Il est important de se lever tôt, car à l’époque où ce joli verbe a été inventé, il n’y avait pas de réfrigérateurs, et à l’aube, les figues sont fraîches et rosées, beaucoup plus savoureuses… »
Meir Shalev m’a rappelé que le figuier vivait très longtemps et que, comme il le notait avec une grande sagesse, « ce que l’hébreu politique fade appelle aujourd’hui ‘paix et sécurité’ s’exprimait autrefois en cette merveilleuse expression en hébreu : ‘Chaque homme est assis sous sa vigne et son figuier.’ »
Et en fait, il peut nous arriver d’être assis sous une vigne ou un figuier planté par quelqu’un d’autre, et il est important d’en être conscient.
Meir Shalev cultivait à la fois la vigne et la figue dans son propre jardin de la vallée de Jezréel, à deux pas de Nahalal, le village où il était né et où il repose aujourd’hui. Il y était revenu à l’âge de neuf ans, après avoir vécu à Jérusalem. C’est là qu’il a appris, sur le tas et un peu à la dure, le nom des arbres et des plantes.
Venu de la ville, il n’était pas capable, comme l’étaient les enfants du coin, d’identifier cent vingt variétés de plantes et d’animaux. La première année de retour à Nahalal, il a fini bon dernier au concours organisé à l’occasion de la Journée de l’arbre, et ce en dépit des leçons rigoureuses que lui donnait sa mère après l’école. L’année suivante, m’a-t-il expliqué, alors que je traduisais ce chapitre, il avait fait mieux.
Il m’a envoyé des photos de son jardin pour que je puisse identifier les fleurs plus facilement. J’ai passé des heures à la bibliothèque de l’Université hébraïque sur le mont Scopus, à feuilleter des encyclopédies et des livres de botanique. Aujourd’hui, lorsque j’emprunte l’autoroute 6, je suis capable de reconnaitre les liserons, qui forment des buissons roses au bord des talus, ou le muflier violet, que l’échangeur de Shoresh a forcé à trouver refuge sur la montée raide vers Jérusalem.
Meir Shalev savait qu’un monde entier existait à l’intérieur de chaque graine et qu’il était précieux. Je repense à lui, qui arrêtait sa voiture il y a de cela quelques années, pour déterrer des racines de plantes et des graines, et les replanter soigneusement dans la vallée de Jezréel, avant qu’elles ne soient rasées au bulldozer pour faire place à l’autoroute.
Le dernier livre de Meir Shalev, Ne le dis pas à ton frère, donne la parole à la beauté et à la brutalité de la vie en Israël.
J’ai fini de traduire ce roman récemment, et ses mots sont imprimés de manière indélébile dans mon esprit. Ce livre s’éloigne assez radicalement de tout ce qu’il a écrit, dans une direction qui semble aujourd’hui ironique.
C’est essentiellement un dialogue, qui raconte l’histoire d’Itamar Diskin, un Israélien extrêmement beau et extrêmement myope qui vit aux États-Unis et revient chaque année passer du temps avec son frère aîné, Boaz.
C’est une histoire d’amour et de nostalgie, non seulement pour ses amis et sa famille, mais aussi pour Israël, une aspiration à des jours meilleurs, son amour intact pour la femme qu’il a aimée et leurs derniers moments ensemble.
« Et comme la pensée est rapide », écrit-il avec un lyrisme merveilleux.
« Dans l’éclat de la seconde où mes lèvres reposèrent sur sa joue, le souvenir de notre premier baiser monta en moi, près de cette même porte, après le thé au citron et les amandes grillées, ici, dans cet appartement. »
Je repense aujourd’hui au jardin sauvage de Meir Shalev, et au mien, trempé par la pluie qui balaie l’immensité d’Israël, glorieusement verte. Je lui ai écrit la semaine dernière pour lui dire à quel point mon jardin était beau et aussi que le cyclamen était encore en fleurs au pied de chez moi. Il n’a pas répondu, il était trop tard.
Et je me suis souvenue de ses paroles : « Il suffit d’aller dans ce jardin sauvage et de le parcourir les yeux ouverts. »
Il ne faisait évidemment pas référence à son propre jardin privé, mais au monde entier.
Repose en paix, cette paix que tu désirais tant, Meir Shalev.