Bientôt un mémorial dédié aux 4 000 Juifs morts dans le camp nazi de Jungfernhof ?
Pendant 17 ans, Karen Frostig a œuvré à la reconnaissance des victimes juives qui ont péri sur ce site mal documenté ; la Lettonie manifeste aujourd'hui son soutien
JTA – Karen Frostig se tenait sur un coin de pelouse près de la rivière Daugava, à l’extérieur de Riga, en 2007, à la recherche d’un signe, d’une plaque, d’un marqueur quelconque reconnaissant les milliers de Juifs que les nazis ont assassinés dans et autour de la forêt adjacente de sapins imposants plus de 60 ans auparavant, notamment ses grands-parents autrichiens. Mais rien n’a pu être trouvé.
Au lieu de cela, elle est passée devant des latrines cassées, des bouts de métal et des sacs d’ordures. L’ancien site du camp de concentration de Jungfernhof, en Lettonie, était devenu une véritable décharge. Frostig, artiste et professeure d’art à l’université Lesley de Boston, a récemment appris, grâce à des documents d’archives, que ses grands-parents, Moses Frostig et Beile Samuely, ont probablement péri à Jungfernhof et non dans le ghetto de Riga, comme elle l’avait longtemps pensé.
C’était la fin du mois de mars et Frostig et son guide s’étaient emmitouflés dans des manteaux d’hiver. « J’étais terrifiée à l’idée d’aller là-bas », a déclaré Frostig à la Jewish Telegraphic Agency. « J’avais l’impression de courir un extrême danger. Mais j’ai ensuite vécu une expérience magique. Tout à coup, nous avons vu ces papillons jaunes, en plein hiver. J’ai ressenti cette combinaison de peur et de cheminement spirituel vers la guérison. Je savais que je voulais en faire une sorte de mémorial. »
Au cours des 17 dernières années, Frostig a travaillé avec une détermination inébranlable à la reconnaissance des victimes de Jungfernhof, un camp qui n’a pas fait l’objet d’une documentation abondante. Près de 4 000 Juifs allemands et autrichiens y sont morts, mais il existe peu de photos et les archives ont été détruites. Frostig a noué des liens avec des survivants et des descendants de victimes du monde entier, tout en menant une action visant à ériger un mémorial sur le site. Son projet bénéficie désormais du soutien des autorités lettones.
Ces efforts constituent une étape cruciale pour la Lettonie, un pays qui n’a que récemment commencé à prendre conscience du rôle qu’il a joué dans la Shoah. Avec des décennies de retard sur les autres pays européens en matière de restitution aux victimes et aux héritiers, ce n’est qu’en 2022 que le pays a alloué des fonds – 46 millions de dollars – pour la première fois afin de rembourser à la communauté juive les bâtiments dont les nazis l’ont expropriée.
« Auparavant, l’opinion dominante était que l’histoire lettone et l’histoire juive étaient distinctes », a expliqué Ilya Lensky, directeur du Musée des Juifs de Lettonie à Riga. « Aujourd’hui, personne ne dirait une chose pareille. C’est un progrès très important. »
Dans son enfance à Waltham, dans le Massachusetts, le père de Frostig, Benjamin, qui avait fui l’Autriche avant la guerre, ne voulait pas parler de ses parents, même si leurs photos étaient accrochées au mur de leur salon. Après ses études d’art, Frostig s’est lancée dans une carrière de peintre abstrait et a travaillé dans le domaine de l’art-thérapie.
En 1991, elle découvre dans la cave de sa mère une boîte contenant des documents sur le départ d’Europe de son père. Des années plus tard, elle hérite de lettres que celui-ci et sa famille ont échangées. Frostig les a fait traduire en anglais. Rapidement, elle a obtenu la nationalité autrichienne. Lors de son séjour à Vienne, elle a été frappée par le fait que les monuments commémoratifs de la Shoah de la ville ne lui parlaient pas en tant que descendante. « Ils lui semblaient impersonnels », a-t-elle dit.
Elle a donc créé un projet interactif à grande échelle de commémoration de la Shoah dans les rues de Vienne. En 2013, le « Projet Vienne » de Frostig a marqué le 75e anniversaire de la prise de contrôle de l’Autriche par les nazis. Il comprenait 38 sites de mémoire que les visiteurs découvraient grâce à une application, et projetait les noms de plus de 91 000 victimes autrichiennes du national-socialisme sur les murs de la bibliothèque nationale autrichienne et du palais de la Hofburg.
Frostig a ensuite de nouveau jeté son dévolu sur la Lettonie.
Les efforts de commémoration en Lettonie se sont intensifiés après que le pays a recouvré son indépendance des Soviétiques en 1991. Mais la mémoire de la Shoah reste un travail en cours, selon le projet « Shoah Remembrance », un rapport publié en 2019 évaluant la manière dont les pays de l’Union européenne traitent leur passé lié à la Shoah. Comme dans de nombreux pays post-soviétiques, l’ampleur de la collaboration lettone continue de susciter la controverse.
« Aujourd’hui, il existe une bien meilleure infrastructure de reconstitution de la Shoah, avec des musées et des expositions », a déclaré Peter Klein, auteur du livre The ‘Final Solution’ in Riga (« La ‘Solution Finale’ à Riga ») et doyen du programme de maîtrise en communication et tolérance de la Shoah à l’université Touro de Berlin. « Avec un mémorial à Jungfernhof, ce serait un pas en avant décisif. »
Selon Lensky, des efforts ont été déployés dans les années 1990 pour ériger un mémorial à Jungfernhof, mais il a été convenu que le site était trop éloigné. Lorsque Frostig est revenue avec une proposition de mémorial trois ans après sa première visite, l’intérêt n’était pas encore au rendez-vous.
En 2019, elle y est retournée. Cette fois, les responsables se sont montrés compréhensifs et ont demandé que son projet commence par la recherche d’une fosse commune contenant des centaines de corps mentionnés par des témoins oculaires. Frostig s’est attelée à la formation d’une équipe d’historiens et de scientifiques et à la collecte de fonds.
« La société lettone est un peu effrayée par les choses parachutées », a déclaré Lensky, faisant référence à l’implication locale de personnes vivant en dehors de la Lettonie. « Mais Karen a une grande capacité à rallier les gens à sa cause, y compris ceux qui ne sont pas intéressés au départ. »
Les responsables avaient déjà transformé le terrain en parc public. Les habitants passaient en rollers devant une grande fontaine. Il y avait un parcours pour chiens et des endroits pour faire des barbecues. Un panneau décrivait l’histoire de la zone – depuis les années 1700, c’était un domaine agricole – et mentionnait « un camp de concentration où étaient emprisonnés des Juifs allemands et autrichiens qui effectuaient ici des travaux agricoles ». Rien n’a été dit sur leurs meurtres.
« Je veux qu’il y ait un mémorial permanent dans le parc qui dise la vérité sur l’histoire et ce qui s’est passé dans ce parc », a déclaré Frostig à la JTA.
L’histoire de Jungfernhof commence en 1941. En décembre, les grands-parents de Frostig quittent Vienne pour la Lettonie à bord du transport n° 13. Cet hiver-là, le plus froid jamais enregistré en Europe, de nombreux Juifs arrivés de Nuremberg, Hambourg, Stuttgart et Vienne sont morts sur le coup. Les prisonniers dormaient dans des bâtiments en pierre destinés aux animaux, avec peu de lumière, sans chauffage ni eau.
Alfred Winter, survivant de Jungfernhof, a écrit dans ses mémoires qu’après la plantation des cultures, le Kommandant Rudolf Seck a fait remarquer que « les Juifs morts font un bon engrais ».
Fred Zeilberger, l’un des 149 survivants de Jungfernhof, empilait les cadavres de ses compagnons de détention comme du bois de chauffage lorsqu’ils ne pouvaient pas être enterrés parce que le sol était gelé. Il avait 12 ans. Au printemps, les Allemands enterraient les corps avant d’obliger Zeilberger à planter des pommes de terre par-dessus.
À des kilomètres de là, dans la forêt de Biķernieki, les nazis ont abattu « comme des mouches » des centaines de Juifs, pour la plupart âgés, et d’enfants jugés inaptes au travail, dans le cadre de ce que l’on a appelé l’action Dünamünde.
Zeilberger a participé fidèlement aux réunions mensuelles Zoom organisées par Frostig à l’intention des survivants et des descendants. « Ce que fait Karen est incroyable », a-t-il estimé. « C’est une battante. »
Au cours de l’été 2021, l’équipe de Frostig a commencé à travailler à Jungfernhof en s’appuyant sur une carte aérienne datant de 1917 prise par des pilotes allemands, sur des modèles de cartes en 3D réalisés par des drones et sur des témoignages de survivants. Ils ont effectué des recherches à l’aide d’un radar à pénétration de sol et d’autres techniques géophysiques. Le rabbin de Riga les a autorisés à prélever des échantillons de sol, une pratique généralement interdite autour des tombes juives.
« Nous sommes à la recherche de l’histoire cachée », a déclaré Philip Reeder, géographe et cartographe à l’université Duquesne, qui participe au projet. Reeder a travaillé sur des sites de la Shoah en Europe de l’Est, notamment dans le ghetto de Varsovie. « Il y a beaucoup d’autres choses qui doivent figurer dans les livres d’Histoire », a-t-il souligné.
Une tranchée suspecte découverte très tôt s’est avérée être la fondation d’un ancien bâtiment agricole. L’équipe a trouvé du goudron, des clous et des ossements d’animaux. À ce jour, ils ont sondé environ un cinquième des 2 hectares de terrain du site.
« Nous sommes sûrs à 100 % qu’il y a un charnier quelque part », a assuré Reeder. « Tout ce que nous pouvons faire, c’est continuer à y retourner. La découverte de la tombe pourrait protéger le site de tout développement futur. La passion et l’enthousiasme de Karen pour le projet sont contagieux et stimulants », a ajouté Reeder, qui retournera en Lettonie cet été.
Au printemps dernier, Frostig a organisé un événement à l’université de Brandeis, où elle est chercheuse affiliée, afin de réunir pour la première fois des survivants et des descendants, une « journée du souvenir » consacrée au développement d’une communauté autour de la mémoire.
L’événement s’est ouvert sur une installation vidéo immersive où les noms des victimes défilent sur fond de séquences de déportation en Lettonie. Des descendants, âgés de 20 à 90 ans, ont pointé du doigt les noms de leurs ancêtres dans la salle éclairée à la bougie.
« Le fait de se rencontrer en personne est pour nous un cadeau précieux », a déclaré Trish Acostas, dont la mère, Joanna, a survécu à Jungfernhof. Ses grands-parents y sont morts.
« C’était réparateur et clarifiant. Nous apprenons à parler de notre expérience en tant que nouvelle génération. »
Le dernier jour de l’événement, Frostig a dévoilé un grand linceul de deuil brodé qu’elle avait créé et sur lequel figuraient les noms des victimes. Les descendants l’ont apporté à l’extérieur, l’ont déposé sur de la terre provenant de Jungfernhof et ont récité le Kaddish – la prière de deuil.
« L’art joue un rôle très important dans la façon dont nous nous souvenons », a déclaré Frostig.
Elle espère apporter une version actualisée du linceul en Lettonie, puis l’inclure dans des expositions temporaires de musées racontant l’histoire de Jungfernhof. Avant cela, il faudra répondre à des questions complexes : où se trouve ce cimetière, à quoi devrait ressembler un mémorial, et comment serait-il possible d’installer un mémorial dans un parc de loisirs ? La municipalité locale devra également donner son accord.
« Nous aurons beaucoup de discussions sur ce que sera le mémorial, mais nous l’aurons », a assuré Lensky.
Il est prévu d’installer cette année une plaque commémorative actualisée qui donnera une image plus complète des atrocités qui se sont produites à cet endroit. Elle espère qu’une cérémonie de pose de la première pierre d’un mémorial suivra en 2025, en présence des descendants et des survivants.
« Il est clair que la mémoire n’est pas l’affaire d’une seule personne », a déclaré Frostig. « Mais d’une communauté. C’est lorsque nous nous réunissons que cela prend tout son sens. »
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