Deux ans après les Accords d’Abraham, les succès sont teintés d’inquiétudes
Les relations commerciales et diplomatiques se développent, mais les sondages attestent d'une désaffection publique dans les pays signataires
Aux dires d’Israël, les Accords d’Abraham seraient un réel succès, depuis leur signature, il y a exactement deux ans sur la pelouse de la Maison Blanche.
Accueillant le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, Abdullah Bin Zayed al-Nahyan, à la résidence présidentielle, jeudi, le président Isaac Herzog a déclaré que les accords « constituaient un changement de paradigme au Moyen-Orient, libérant de nouvelles voix et dessinant de nouveaux horizons pour l’avenir de nos enfants », en d’autres termes, « une véritable célébration de la vie et du changement ».
Les Accords d’Abraham, qui ont normalisé les relations entre Israël, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc, ont bien évidemment changé le Moyen-Orient, et les réussites qui en ont résulté ne manquent pas.
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Le commerce entre les Émirats arabes unis et Israël devrait atteindre plus de 2 milliards de dollars en 2022, en sensible hausse par rapport aux 1,2 milliard de dollars de commerce bilatéral enregistrés l’an dernier.
L’effet positif sur les relations commerciales est certes impressionnant, mais les relations diplomatiques émergentes et le dialogue stratégique sont tout aussi importants.
Un attaché israélien a été nommé au quartier général de la cinquième flotte de la Marine américaine à Bahreïn. Des centaines de milliers de touristes israéliens se sont rendus au Maroc et aux Émirats arabes unis ces deux dernières années, et les dirigeants et ministres israéliens se rencontrent régulièrement, dans l’une ou l’autre capitale.
Malgré toutes ces sources de satisfactions, tous les pans de ces nouvelles relations ne progressent pas sans heurts.
« Il y a une asymétrie dans les Accords d’Abraham », a expliqué au Times of Israel Moran Zaga, expert de la région du Golfe au Mitvim, Institut israélien pour les politiques étrangères régionales.
« Les gens pensent que la normalisation est totale et qu’elle est pleinement acceptée, mais la réalité est tout autre. Il faudra encore du temps à la plupart des Emiratis, Bahreïnis et Marocains pour accepter complètement les Israéliens et Israël. Nous n’en sommes pas encore là. »
Israël fait de gros efforts pour instaurer de très bonnes relations interpersonnelles, plus qu’il ne l’a fait dans le sillage des accords avec l’Égypte et la Jordanie.
Des orchestres israéliens se produisent aux Émirats arabes unis, les pays de l’Accord d’Abraham ont organisé ensemble des matchs de football amicaux et un très grand mariage juif a même eu lieu à Abou Dhabi, cette semaine.
L’opinion de la rue se dégrade
Les journaux ont beau titrer sur les rencontres chaleureuses entre Israéliens et Arabes dans le Golfe et au Maroc, les chiffres expriment une tendance autrement inquiétante. Au fil du temps, les Accords d’Abraham sont de moins en moins populaires auprès des nouveaux alliés d’Israël.
Les sondages du Washington Institute montrent que 45 % des Bahreïnis avaient une opinion très ou plutôt positive des accords en novembre 2020, contre 20 % seulement en mars de cette année.
La tendance est la même aux Émirats arabes unis, où les 49 % d’opinions défavorables aux Accords d’Abraham en 2020 représentent aujourd’hui plus de 66 %. Et seulement 31 % des Marocains se disent aujourd’hui favorables à la normalisation, selon Arab Barometer.
« Ceci est normal », explique Joshua Krasna, expert du Moyen-Orient au Centre Moshe Dayan de l’université de Tel Aviv « et s’explique par la retombée de l’engouement initial ». Certains ont pu être déçus par l’absence de progrès tangibles dans l’avènement d’un État palestinien à la suite de ces accords de paix. Pour autant, on ignore à ce stade la raison d’un tel revirement.
« Il y a une fracture certaine entre les modernes, tournés vers l’Occident, plus ou moins jeunes, plongés dans le monde des affaires, pas très religieux et ceux qui sont beaucoup plus conservateurs, beaucoup plus religieux », a-t-il ajouté.
À noter que le malaise suscité par les accords est plus problématique à Bahreïn, qu’aux Émirats arabes unis.
Les Émiratis font confiance à leur gouvernement et à leur famille royale et ont tendance à faire taire les critiques.
À Manama, en revanche, le gouvernement n’est pas si populaire et il a fait peu d’efforts pour expliquer à sa population en quoi la normalisation allait leur être bénéfique.
L’asymétrie se manifeste en dehors des sondages. Les touristes arabes en Israël sont loin d’être nombreux, et les dirigeants des pays adhérents aux Accords d’Abraham ne se sont pas – ou peu – rendus en Israël, dans un mouvement parallèle aux visites effectuées par le président et les Premiers ministres israéliens.
« Il y a un déséquilibre manifeste », a expliqué Zaga.
Mais beaucoup sont satisfaits du rythme de la normalisation.
« Trois des quatre pays qui ont signé une normalisation complète avancent plutôt bien », a assuré Jonathan Schanzer, vice-président de la Fondation pour la défense des démocraties.
Le Soudan a signé les accords, mais la normalisation est au point mort en raison de problèmes politiques graves, et du coup d’État qui a eu lieu l’année dernière.
« Les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc constatent les fruits de ces accords. Je ne suis pas surpris de voir que les choses avancent lentement. C’est encore trop tôt. Je ne pense pas qu’il faille s’en inquiéter. Il est hautement improbable que quelqu’un veuille revenir sur ces accords. »
En attendant le deuxième « coup de massue »
Après la signature des premiers accords en 2020, on s’attendait à ce que d’autres pays musulmans emboîtent rapidement le pas.
« Je crois que nous avions six pourparlers en même temps » avec des pays intéressés par les Accords d’Abraham, a déclaré lundi Jared Kushner, gendre de l’ex-président américain Donald Trump et principal conseiller à la Maison Blanche.
Des responsables américains indiquaient au Times of Israel, en janvier 2021, que l’administration Trump avait été proche d’un accord avec la Mauritanie et l’Indonésie, mais qu’elle avait manqué de temps avant la fin du mandat du président.
L’Arabie saoudite reste le Saint Graal. On a beaucoup attendu de la visite du président américain Joe Biden, en juillet dernier. Israël et les États-Unis ont mis en avant des avancées politiques somme toute mineures, tandis que les Saoudiens niaient avoir quoi que ce soit à voir avec Israël.
Quelques heures avant que Biden ne quitte Israël pour Jeddah, l’Autorité de l’aviation civile saoudienne a déclaré que la totalité des transporteurs aériens civils pouvaient désormais survoler le pays. La déclaration saoudienne ne faisait aucunement mention d’Israël, ce qui n’a pas empêché le Premier ministre Yair Lapid d’y voir un « premier pas » significatif vers une normalisation des relations israélo-saoudiennes.
De manière on ne peut plus antagoniste, le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal bin Farhan, avait affirmé que l’ouverture de l’espace aérien n’avait « rien à voir avec les relations diplomatiques avec Israël » et n’était « en aucun cas le présage de nouvelles mesures » vers la normalisation.
L’empressement d’Israël lors de la visite de Biden a probablement davantage effarouché Riyad.
« Je pense qu’Israël s’est fait du tort », a déploré Yoel Guzansky, chercheur à l’Institut des études de sécurité nationale de Tel Aviv.
« Je pense qu’Israël a fait des dégâts. La question saoudienne a été artificiellement gonflée, avec toutes sortes de fuites d’information et de conférences de presse. Mais il n’y a rien eu d’historique, ni en Israël, ni du côté saoudien. »
« C’est totalement impossible pour eux de faire accepter pareille chose à leur population », a expliqué Zaga. « Ils n’ont pas la légitimité de la famille royale émiratie. La population est beaucoup plus hétérogène et beaucoup moins disciplinée. »
En outre, les Saoudiens ne souhaitent pas octroyer à Biden, critique sévère du royaume, le plaisir d’une victoire diplomatique.
Cependant, il y a bien des signes positifs émanant du royaume conservateur.
Les dirigeants saoudiens en ont assez des dirigeants palestiniens, même s’ils se soucient toujours profondément du sort du peuple palestinien.
« Ils attendent la succession d’Abou Mazen, pour voir s’il est possible de progresser et éventuellement de normaliser les relations avec Israël si une future Autorité palestinienne le permet », a ajouté Zaga, utilisant le nom de guerre du chef de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.
« Les gens peuvent prononcer le mot Israël à haute voix, ce qui constitue déjà une grande évolution », a assuré Schanzer, s’exprimant depuis l’Arabie saoudite. « Il y a une reconnaissance d’intérêts communs, comme la lutte contre l’Iran, la construction de la stabilité et de la prospérité dans la région. »
En septembre dernier, le CENTCOM a officiellement assumé la responsabilité des relations entre l’armée américaine et Israël. Jusqu’alors, Israël était maintenu dans la zone de responsabilité du Commandement européen (EUCOM) afin d’éviter d’éventuelles tensions entre le CENTCOM et les nations arabes et musulmanes qui étaient sous sa responsabilité, dont beaucoup n’entretenaient pas de liens officiels avec Israël et ne voulaient donc pas être considérées comme des alliés mutuels.
« Ils ne vont pas se normaliser avec nous de sitôt mais nos relations avec eux sont presque au même stade que celles que nous entretenions avec les EAU et Bahreïn avant les Accords d’Abraham, qui étaient déjà très bonnes », a expliqué Krasna.
Se prémunir contre l’Iran
Si la menace émanant de l’Iran est un fondement important des Accords d’Abraham, là aussi, on a eu tendance à exagérer l’importance du croisement des intérêts du Golfe avec ceux d’Israël.
« Les Israéliens ont la fausse impression que l’Iran est un ennemi commun et que les Emiratis vont se précipiter dans les bras d’Israël », a déclaré Zaga. « Il n’en est rien. Il s’agit plutôt d’arrêter l’Iran. Mais pour les EAU, l’Iran est une menace pour la sécurité mais pas un ennemi. »
Alors qu’Abou Dhabi normalisait ses relations avec Israël, il faisait de même avec le Qatar, la Turquie et l’Iran. Avec une présence américaine réduite dans le Golfe, les EAU ont choisi de protéger leur sécurité nationale en trouvant un terrain d’entente avec leurs voisins.
« Nous suivons la tendance émiratie qui est de résoudre les problèmes au niveau régional et non par l’intermédiaire des États-Unis », a expliqué Zaga.
Schanzer a, quant à lui, qualifié les États du Golfe de « tires au flanc par nature ».
« C’est dans leur ADN d’être capricieux. Ils ne disposent pas d’armées puissantes et ils sont tout près de la République islamique. Ils doivent être extrêmement prudents quant à leur antagonisme avec le régime, compte tenu de l’ampleur des dégâts que celui-ci pourrait leur causer, directement ou par procuration. »
Une « vieille » paix froide
Les Accords d’Abraham n’ont évidemment pas marqué les premiers traités entre Israël et le monde arabe. En faisant la paix avec l’Égypte et la Jordanie, l’État juif tissait des liens avec des voisins avec lesquels il avait mené des guerres acharnées au cours des premières décennies du pays. Les relations sont stables mais froides depuis les accords de 1979 et de 1994.
Les deux pays n’ont pas semblé particulièrement ravis des récents accords. Ce sont eux qui ont pris le plus de risques en reconnaissant Israël, et ils n’ont pas bénéficié d’avantages économiques significatifs au fil des ans. Les responsables d’Amman et du Caire ont dû regarder Israël et les États-Unis louer le courage des dirigeants des pays arabes du Golfe, qui n’avaient pas fait l’objet de critiques sévères depuis des années au regard de leurs liens avec Israël.
L’Égypte a pris son parti de cette nouvelle réalité. Elle a envoyé son ministre des Affaires étrangères au sommet du Néguev cet été – qui a taché de dissimuler son enthousiasme – et participe activement au tout jeune Forum du Néguev.
« L’Égypte assume le rôle de pacificateur et de modérateur lors de chaque conflit à Gaza », a déclaré Krasna. « Les Égyptiens sont devenus des acteurs de confiance dans la région. »
La Jordanie, en revanche, est restée à l’écart du sommet du Néguev. Elle a exprimé sa colère à l’égard d’Israël qui autorise les Palestiniens à prendre l’avion à l’aéroport Ramon, ainsi qu’à l’égard de sa politique concernant le Mont du Temple à Jérusalem.
« La Jordanie est une véritable source d’inquiétude », a déclaré Schanzer. « Sa rhétorique est devenue incontrôlable. Nous pouvons presque nous attendre à une escalade des tensions entre Israël et la Jordanie à chaque Ramadan. »
Il semble qu’Amman n’ait pas encore compris comment aborder l’alliance régionale émergente avec Israël, ni à quel point elle devrait souhaiter en faire partie.
Malgré les réels défis, les analystes estiment qu’Israël devrait être en mesure d’approfondir progressivement ses liens avec ses voisins dans les années à venir.
« Ces gouvernements arabes comprennent qu’il est dans leur intérêt national de maintenir des liens avec Israël », a déclaré Schanzer, « ou au minimum de ne plus s’engager dans des hostilités avec Israël, diplomatiques ou autres. En conséquence, nous observons des progrès, mais je m’attends à ce qu’ils soient lents. »
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