Pourquoi la décision US sur l’avortement divise – et inquiète – les juifs orthodoxes
La décision de la Cour suprême des États-Unis est saluée par de nombreux groupes orthodoxes, mais beaucoup de femmes juives pratiquantes alertent : "des femmes vont mourir"
WASHINGTON (JTA) – Pam Scheininger et J. David Bleich ont en commun d’être deux juifs orthodoxes préoccupés par l’éthique juive et enseignent tous les deux dans des facultés de droit de la ville de New York.
Mais lorsque Scheininger regarde une carte des États-Unis, elle voit 16 États où les femmes juives orthodoxes ne pourraient pas avoir recours à l’avortement, autrement sanctionné par la loi juive. Bleich le voit différemment : il n’en voit aucun.
Les désaccords entre juifs sur les points d’intersection entre les lois juives et celles des États en matière d’avortement, autrefois théoriques, ont pris un caractère d’urgence à la suite de l’arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis, qui a annulé l’arrêt Roe v. Wade, la décision historique de 1973 qui a entériné dans la constitution américaine le droit des femmes à l’avortement.
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Les divergences d’opinion sont particulièrement aiguës chez les orthodoxes, où il existe un fossé béant entre ceux qui affirment que l’annulation de Roe v. Wade a déclenché une crise qui mettra la vie des femmes en danger et ceux qui accueillent la décision comme une affirmation de la vie et un alignement sur les valeurs juives traditionnelles. Cette dernière position intervient alors que les groupes orthodoxes ont politiquement dérivé vers la droite ces dernières années.
« La société, par le biais de ses lois, devrait promouvoir une éthique sociale qui affirme la valeur suprême de la vie », a déclaré Agudath Israel of America, l’organisme qui chapeaute les groupes ultra-orthodoxes, dans une déclaration saluant l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade.
« Autoriser l’avortement à la demande, en revanche, favorise une éthique sociale qui dévalorise la vie ». L’expression « avortement à la demande » irrite de nombreuses personnes, dont certains orthodoxes, parce qu’elle est considérée comme diminuant la réflexion qui incombe à la prise d’une telle décision, et parce que même en vertu de l’arrêt Roe v. Wade, il y avait des conditions à l’avortement.
Les groupes orthodoxes n’ont pas encore abordé la question de savoir comment ils concilieront les situations dans lesquelles la halakha – la loi juive – impose un avortement et un État l’interdit. Les forums orthodoxes en ligne et les réseaux sociaux discutent déjà de la création d’un réseau permettant aux femmes juives orthodoxes des États où l’avortement est interdit de se rendre dans des endroits comme New York, où il y est autorisé.
Bleich a avancé cette proposition sur Torah Musings, un forum d’échange d’idées orthodoxe, après la première fuite sur la décision de justice en mai. Un certain nombre de femmes juives orthodoxes s’y opposent déjà, affirmant qu’un tel système serait impraticable et aggraverait le traumatisme de l’avortement.
La déclaration d’Agudath Israël indique que les avortements imposés par la loi juive sont « des exceptions extraordinairement rares à la règle selon laquelle la vie du fœtus a droit à la protection ».
Bleich, rabbin et professeur d’éthique à la Yeshiva University et à la faculté de droit Cardozo, a déclaré que ces exceptions ne contredisent aucune loi d’État.
« À ce jour, je ne pense pas qu’il y ait un seul État qui interdise l’avortement lorsque la vie de la mère est en jeu », a déclaré Bleich, ajoutant penser « que les procureurs sont suffisamment intelligents pour ne pas engager une action » lorsqu’un fœtus menace la vie d’une mère.
Scheininger, présidente de l’Alliance féministe juive orthodoxe et avocate référendaire qui enseigne le droit au New York College of Technology, a déclaré que les poursuites seront inévitables, en partie parce que certaines lois sont vagues et ne tiennent pas compte des menaces pour la santé autres qu’un pronostic vital engagé, qui seraient prises en compte en vertu de la loi juive. La halakha prévoit des exceptions pour la santé mentale, ce qui n’est pas le cas de certains États ; la Géorgie l’exclut explicitement.
Les femmes juives orthodoxes verront ceux qui les aident « poursuivis pour s’être prévalus ou avoir essayé de se prévaloir des avortements requis par la halakha », a-t-elle déclaré.
« C’est aussi simple que ça », a-t-elle ajouté. « Cela va se produire et des femmes vont mourir. »
L’Orthodox Union, l’organisme qui chapeaute la mouvance modern orthodox, s’est efforcée de nuancer sa position.
« Nous ne pouvons pas soutenir des interdictions absolues de l’avortement – à n’importe quel moment de la grossesse – qui ne permettraient pas l’accès à l’avortement dans des situations de danger », a-t-elle déclaré après le prononcé de la décision. « De même, nous ne pouvons pas soutenir une législation qui ne limite pas l’avortement aux situations dans lesquelles des professionnels de la médecine (y compris de la santé mentale) affirment que le fait de mener la grossesse à terme pose un risque réel pour la vie de la mère. »
Nathan Diament, directeur de l’Orthodox Union à Washington, a déclaré que son groupe et ses bureaux d’État procédaient à un examen des lois fédérales avant d’envisager d’autres actions, telles que des pressions pour faire modifier la loi. Il est déjà clair, a-t-il dit, que les lois entraîneront des litiges, bien qu’il ne puisse pas encore dire si son organisation se joindra à de telles poursuites.
« La plupart des lois en vigueur prévoient une sorte d’exception pour la santé physique et autre, mais étant donné l’ampleur des changements apportés par la Cour suprême, chaque État doit encore les définir », a-t-il déclaré. « Ce sera un travail de longue haleine ». Il prédit que la Cour suprême aurait bientôt à se pencher de nouveau sur la question.
En effet, des informations font déjà état de confusion et de crainte parmi les médecins qui pratiquent des avortements en raison de l’imprécision des lois des États.
Le rabbin Abba Cohen, directeur d’Agudath Israel à Washington, a également déclaré qu’il était encore trop tôt.
« Nous avons actuellement des discussions internes sur diverses questions liées à la révocation de l’arrêt Roe v. Wade », a-t-il déclaré dans un courriel. « Nous prévoyons également de consulter nos dirigeants rabbiniques ».
En dehors du milieu orthodoxe, la plupart des organisations juives, dont la tendance est politiquement libérale, ont déclaré qu’elles agiraient pour s’opposer aux interdictions d’avortement. Et dans les trois jours qui ont suivi la décision de la Cour dans l’affaire Dobbs v. Jackson – qui a déclaré que Roe v. Wade était anticonstitutionnel – Israël a assoupli sa réglementation déjà libérale en matière d’avortement.
L’establishment orthodoxe pourrait bientôt être pressé d’indiquer clairement les mesures qu’il prendra pour protéger les femmes qui auront besoin d’un avortement. Shoshanna Keats-Jaskoll, une militante israélo-américaine qui œuvre en faveur des droits et de la visibilité des femmes et blogueuse pour la plateforme anglophone du Times of Israel, a déclaré que ce revirement agitaient les forums privés en ligne des femmes juives orthodoxes.
« C’est le chaos », a déclaré Keats-Jaskoll, cofondatrice de Chochmat Nashim, qui signifie « la sagesse des femmes », un groupe qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans le processus décisionnel orthodoxe.
Selon Keats-Jaskoll, le fossé au sein de la communauté juive orthodoxe se situe entre les femmes qui ont avorté ou qui l’ont au moins envisagé, et les hommes qui, selon elle, n’ont aucune idée de ce qu’implique le fait d’envisager un avortement.
« Les perceptions du type de femmes ayant recours à l’avortement par rapport aux types de femmes qui avortent réellement sont vraiment très différentes », a-t-elle déclaré. « Je pense que certaines personnes n’ont aucune idée de qui met réellement fin à une grossesse. Il y a des gens qui pensent qu’une femme peut se réveiller à 39 semaines [de grossesse] en disant : « J’ai décidé de changer d’avis ».
Keats-Jaskoll a partagé le récit publié sur un forum privé d’une femme qui a avorté en 2001, dans le New Jersey, qui autorise les avortements dans les cas où le fœtus n’a aucune chance de survivre à l’accouchement.
« À 21 semaines, nous avons découvert qu’il y avait de multiples malformations importantes », a écrit la femme. « Le bébé pouvait survivre in utero mais ne pourrait pas survivre longtemps en dehors de l’utérus. Il aurait été piqué et soumis à de nombreux traitements (…) mais finirait immanquablement par mourir. »
La femme, qui a accepté que Keats-Jaskoll partage son récit sous couvert d’anonymat, a déclaré qu’elle et son mari ont consulté un rabbin, qui leur a conseillé de consulter un possek, un décisionnaire en la loi juive.
« Le possek a dit que pour épargner des souffrances à la mère et au bébé, la grossesse devait être interrompue », a-t-elle déclaré. « Si la loi avait été différente, j’aurais peut-être dû porter ce fœtus à terme, accoucher et le regarder mourir. Je ne sais pas si nous aurions eu d’autres enfants si nous avions dû endurer cela. C’était déjà assez traumatisant comme ça. Les gens ne comprennent pas à quelle fréquence cela se produit, qui a réellement besoin d’interrompre la grossesse et en quoi changer les lois, même avec des exceptions, est cruel. »
Un article (en anglais) publié en 2018 sur le site le Forward par Avital Chizhik-Goldschmidt, journaliste et femme de rabbin, a agrégé des récits anonymes qu’elle avait recueillis auprès de femmes juives orthodoxes sur les raisons pour lesquelles elles avaient avorté : certaines avaient été violées, d’autres vivaient des relations abusives, d’autres encore avaient une grossesse potentiellement mortelle, certains fœtus n’auraient pas survécu longtemps après l’accouchement et certaines femmes envisageaient le suicide.
L’article a circulé parmi les femmes orthodoxes après la décision de la Cour suprême, ce qui, selon Keats-Jaskoll, est typique. « Il est repartagé chaque fois que l’avortement est évoqué », dit-elle.
La prolifération de telles histoires illustre le fossé entre l’establishment orthodoxe et les femmes orthodoxes, qui sont exaspérées lorsqu’elles voient les responsables de l’organisation décrier « l’avortement à la demande », une expression utilisée par Agudath Israel dans sa déclaration.
« La plupart des cas où une femme a besoin d’un avortement sont dévastateurs et nécessaires », a déclaré Sara Hurwitz, présidente de Maharat, la première institution à ordonner des femmes orthodoxes comme membres du clergé. Elle a qualifié la décision Dobbs « d’atteinte inadmissible à la liberté religieuse des juifs orthodoxes » dans une tribune publiée par la Jewish Telegraphic Agency, qu’elle a co-écrite après la fuite du projet d’avis en mai. « Ce n’est pas une décision qui est prise à la légère. Et je pense que l’hypothèse selon laquelle les femmes avortent juste pour le plaisir d’avorter n’est pas vraie. »
Keats-Jaskoll, qui est basée en Israël, échange sur les réseaux sociaux avec des juifs orthodoxes américains qui soutiennent le renversement de Roe. Pour elle, le simple fait de voir l’expression « avortement à la demande » la rend furieuse.
« Avortement à la demande. Qu’est-ce que cela signifie ? » dit-elle. « Ils n’y connaissent rien. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. C’est ce qui arrive quand des gens qui n’ont aucune idée de ce dont ils parlent prennent une cause et commencent à la régurgiter. »
Elle a blâmé la dérive politique à droite parmi les Juifs orthodoxes américains, qui, selon elle, déforme ce qui était autrefois des opinions nuancées, pleinement étudiées et réfléchies sur les questions de vie juive.
« Je pense qu’ils veulent être identifiés, vous savez, comme étant de droite », a-t-elle déclaré. « Ils veulent être considérés comme très religieux, et en Amérique, religieux signifie chrétien. Le christianisme a des opinions très différentes sur l’avortement. »
La proposition de Bleich de créer un fonds pour faire venir les femmes orthodoxes dans les États libéraux n’était pas viable, selon Keats-Jaskoll, Hurwitz et Scheininger. Bleich a proposé une « allocation limitée aux femmes qui produisent une déclaration signée par un possek reconnu attestant de la conformité halakhique de la procédure ».
Scheininger a déclaré que la charge de prouver le besoin d’avorter serait écrasante. « Les obliger à aller et peut-être à démontrer un besoin financier et à avoir accès, dans certains cas, à des documents financiers auxquels elles n’ont peut-être pas accès, si leur conjoint, si le père, ou les parents ont le contrôle sur ces documents », a déclaré Scheininger. « Une fois le dossier complet pour la demande de subventions il faudra prévoir des arrangements de voyage et se rendre dans cet État. Vous savez, on parle de tant d’étapes pour une femme qui vit déjà un traumatisme. »
Selon Hurwitz, un système qui ne s’adresse qu’aux femmes juives est intrinsèquement inadéquat.
« Je pense que la communauté juive a peut-être plus de moyens pour soutenir et aider les personnes qui ont besoin d’un avortement, mais je pense que je m’inquiète de l’ensemble du système et des personnes qui vont vraiment souffrir parce que ce n’est pas faisable financièrement », a-t-elle déclaré.
Bleich a déclaré qu’il ne pensait pas que sa proposition serait un jour nécessaire ; les procureurs sont raisonnables, a-t-il dit, même dans un État comme la Géorgie où il n’y a pas d’exception en lien avec la santé mentale.
« Je ne pense pas qu’un procureur, même en Géorgie, intenterait une action en justice contre le médecin qui prétend que la vie de son patient est menacée en raison de son état mental », a-t-il déclaré.
Scheininger, qui, comme Bleich, enseigne dans une faculté de droit, a déclaré que c’était un espoir naïf.
« S’il y a une loi dans les livres, alors les procureurs vont engager des poursuites », a-t-elle prédit.
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