Le gouvernement de Netanyahu est-il en train de saboter les Accords d’Abraham ?
Avec l'absence de visites officielles et les condamnations croissantes des partenaires arabes, les accords de 2020 sont clairement en perte de vitesse, mais ils sont là pour rester
Il y a près de trente ans, 5 000 invités se sont rassemblés dans la vallée de l’Arava, près de la frontière avec la Jordanie, pour assister à ce qu’ils pensaient être le début d’une paix chaleureuse.
Sous le regard du président américain Bill Clinton, des jeunes filles israéliennes et jordaniennes ont offert des bouquets au roi de Jordanie Hussein et au Premier ministre Yitzhak Rabin.
« C’est la paix dans la dignité », avait déclaré Hussein, tandis que Clinton rayonnait. « Une paix engagée. C’est notre cadeau à nos peuples et aux futures générations. »
« Israël et la Jordanie ne se contentent pas de mettre fin à leur hostilité, ils promettent quelque chose de bien plus profond », avait déclaré Robert Moore, correspondant au Moyen Orient de la chaîne britannique ITN, dans son reportage sur le traité de paix d’octobre 1994, « une amitié qui dépassera le grand fossé arabo-israélien ».
L’accord de paix qu’Israël et la Jordanie ont signé ce jour-là reflétait l’espoir d’une paix profonde et globale entre deux voisins qui coopéraient discrètement depuis des dizaines d’années. Les parties se sont engagées à conclure rapidement des accords économiques sur les banques, le libre-échange et les investissements, à lancer des échanges culturels et scientifiques, à protéger ensemble l’environnement, à promouvoir la coopération inter-confessionnelle et à collaborer dans divers domaines, notamment les énergies renouvelables, l’agriculture, la santé et le tourisme.
« Les parties s’efforceront de favoriser la compréhension mutuelle et la tolérance sur la base de valeurs historiques communes », peut-on lire dans le traité.
Quelques années plus tard, il était clair que si les liens étaient permanents, il s’agissait simplement d’une paix froide entre dirigeants – « la paix du roi », comme l’appelaient dédaigneusement les Jordaniens – et non d’une percée entre les sociétés.
Il aura fallu attendre une génération de plus pour qu’Israël conclue d’autres traités de paix avec des pays arabes. Les Accords d’Abraham conclus en 2020 avec les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Maroc ont été présentés en des termes encore plus éloquents.
« Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une paix entre dirigeants, mais aussi d’une paix entre les peuples, les Israéliens, les Émiratis et les Bahreïnis sont déjà en train de s’embrasser », avait déclaré le Premier ministre Benjamin Netanyahu lors de la cérémonie de signature à la Maison Blanche. « Nous sommes impatients d’investir dans un avenir de partenariat, de prospérité et de paix. »
« Ce que nous faisons ici aujourd’hui marque l’histoire », s’était félicité Yaïr Lapid, alors ministre des Affaires étrangères, lors du Sommet du Néguev de 2022. « Nous construisons une nouvelle architecture régionale basée sur le progrès, la technologie, la tolérance religieuse, la sécurité et la coopération en matière de renseignement. »
Mais deux ans et demi après la signature des accords et trois mois après le début du mandat du nouveau gouvernement dirigé par Netanyahu, il y a de nombreuses raisons d’observer avec inquiétude la trajectoire des liens entre Israël et ses nouveaux partenaires. Le battage médiatique et l’enthousiasme qui ont entouré la signature initiale sont retombés, et si une nouvelle dose d’oxygène n’est pas insufflée aux nouvelles relations d’Israël avec les pays arabes, elles pourraient elles aussi s’enliser dans une situation qui n’a rien à voir avec la vision initiale.
Absences et condamnations
Dimanche soir, le ministère des Affaires étrangères a organisé une soirée d’iftar pour les diplomates des pays musulmans en poste en Israël. Les ambassadeurs turc et égyptien ont rejoint le ministre des Affaires étrangères Eli Cohen et le directeur-général du ministère, Ronen Levy, à la rupture du jeûne, comme cela a été également le cas de Abderrahim Beyyoudh, à la tête du bureau de liaison marocain au sein de l’État juif.
En revanche, les ambassadeurs de Bahreïn et des Émirats arabes unis sont restés à l’écart de l’événement. Leurs explications selon lesquelles ils étaient affairés à autre chose n’auraient, jusqu’à récemment, pas été remises en question, mais suite au déferlement d’événements décourageants, cette absence ne pouvait qu’être remarquée.
Les alliés israéliens du Golfe n’ont probablement aucun problème particulier avec Netanyahu, et pourraient même bien être heureux que l’homme, qui s’était rendu à Washington pour s’opposer au président américain sur l’accord nucléaire iranien, ait repris ses fonctions.
En revanche, les membres du gouvernement de Netanyahu leur inspirent de la méfiance. Au cours de sa première semaine au pouvoir, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir s’est rendu sur le mont du Temple, ce qui a incité Abou Dhabi à dénoncer la « prise d’assaut de l’esplanade de la mosquée Al-Aqsa » et à appeler à la fin des « violations graves et provocatrices ». Abou Dhabi avait également co-signé la demande qui avait conduit à une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui avait aggravé, encore un peu plus, le problème sur la scène internationale.
Netanyahu avait prévu d’effectuer sa première visite aux Émirats arabes unis la semaine suivante, mais les Émiratis l’ont reportée en invoquant des problèmes de calendrier. Un diplomate du Moyen Orient qui s’était entretenu avec le Times of Israel avait confirmé que les actions de Ben Gvir étaient à l’origine du report de la visite.
« La décision a été prise de ralentir l’engagement public », avait sobrement déclaré le diplomate à la fin du mois de février, bien que quelques semaines auparavant, l’ambassadeur des EAU en Israël ait été photographié en train de saluer Ben Gvir lors d’un événement organisé par l’ambassade émiratie.
Depuis lors, aucun haut fonctionnaire israélien n’a été invité aux Émirats arabes unis ni au Bahreïn, qui n’ont pas non plus envoyé de ministre en Israël.
Les deux pays du Golfe, et plus particulièrement les Émirats arabes unis, ont ouvertement et à plusieurs reprises condamné les dirigeants et les politiques israéliens.
Quelques semaines plus tard, à Paris, Smotrich a déclaré que le peuple palestinien était une « invention » du siècle dernier et que les personnes comme lui et ses grands-parents étaient les « vrais Palestiniens ». En réaction, les ministres des Affaires étrangères des six pays du Conseil de coopération du Golfe, dont Bahreïn et les Émirats arabes unis, ont envoyé une lettre au secrétaire d’État américain Antony Blinken pour dénoncer Smotrich.
Ils ont également blâmé Israël pour « les incursions répétées des colons israéliens dans l’esplanade de la sainte mosquée Al Aqsa, la construction de colonies, les raids militaires en Cisjordanie, l’expulsion de Palestiniens de leurs maisons à Jérusalem et les tentatives de modifier le caractère juridique, la composition démographique et les dispositions relatives aux lieux saints islamiques ».
À la mi-mars, un haut fonctionnaire du gouvernement des Émirats arabes unis a rencontré Netanyahu et l’aurait averti que la conduite du gouvernement israélien mettait à rude épreuve les liens entre les deux pays. « L’orientation de ce gouvernement va totalement à l’encontre des Accords d’Abraham », aurait déclaré Khaldoon Al Moubarak à Netanyahu.
À la suite d’un attentat terroriste dans la ville de Huwara, en Cisjordanie, en février, dans lequel sont morts deux jeunes frères israéliens, Smotrich avait cette fois déclaré que la ville devrait être « anéantie ». Il s’est ensuite rétracté, mais pas avant que les condamnations n’affluent du monde entier, y compris d’Abou Dhabi.
La semaine dernière, les Émirats arabes unis ont « fermement » condamné le vote de la Knesset en faveur de l’annulation d’une loi ordonnant l’évacuation de quatre implantations du nord de la Cisjordanie.
« Il y a une tension croissante entre les États », a averti Moran Zaga, experte du Golfe au Mitvim, l’Institut israélien des affaires étrangères régionales. « Les condamnations sont de plus en plus fréquentes. »
« Nous mettons leur patience à rude épreuve », a-t-elle ajouté.
Les déclarations des Émirats arabes unis ne sont pas les seules à susciter des inquiétudes. Après que des extrémistes ultra-nationalistes israéliens ont saccagé Huwara, le président des Émirats arabes unis, Mohammed ben Zayed Al-Nahyane, a ordonné que 3 millions de dollars soient alloués à la réhabilitation de la ville palestinienne de Cisjordanie.
Les données ont également révélé une tendance inquiétante et indéniable : au fil du temps, les Accords d’Abraham deviennent de moins en moins populaires dans les rangs des nouveaux alliés d’Israël.
Selon des sondages du Washington Institute, 45 % des Bahreïnis avaient une opinion très ou plutôt positive des accords en novembre 2020. Ce soutien s’est progressivement érodé pour atteindre le chiffre dérisoire de 20 % en mars 2022.
La tendance est la même aux Émirats arabes unis, où les 49 % d’opinions défavorables aux Accords d’Abraham en 2020 représentaient en septembre 2022 plus de 66 %. Et seulement 31 % des Marocains se disaient favorables à la normalisation, selon Arab Barometer.
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Des signes positifs
Dans le même temps, ceux qui souhaitent se concentrer sur les évolutions positives ont de nombreuses raisons de le faire. La semaine dernière, les relations économiques entre les Émirats arabes unis et Israël ont franchi une étape importante, puisque les deux parties ont signé le dernier volet, et le plus important, d’un accord de libre-échange (en l’absence d’un ministre émirati).
Quelques jours plus tard, ils ont finalisé un accord accordant une reconnaissance mutuelle aux permis de conduire de leurs citoyens.
« Depuis l’entrée en fonction du nouveau gouvernement israélien de droite, de nombreux progrès ont été accomplis », a déclaré John Hannah, chercheur principal à l’Institut juif pour la sécurité nationale des États-Unis et ancien conseiller en matière de sécurité nationale du vice-président américain Dick Cheney.
Il a évoqué la réunion par vidéoconférence de janvier entre les conseillers à la sécurité nationale des États-Unis, d’Israël, du Bahreïn et des Émirats arabes unis, qui ont publié une déclaration commune engageant toutes les parties à poursuivre l’approfondissement de leurs relations. Le chef d’état-major de Tsahal et une délégation de la Knesset s’étaient rendus à Bahreïn.
« La marine israélienne a participé ouvertement non seulement avec les marines du Maroc, du Bahreïn, des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de la Jordanie à l’exercice maritime international 2023 du CENTCOM [Commandement militaire américain pour le Moyen Orient], mais aussi avec celles de nombreux pays arabes avec lesquels Israël n’a pas encore normalisé ses relations, notamment l’Arabie saoudite, le Qatar, Oman, la Tunisie et le Liban », a poursuivi Hannah.
« Personne ne se retire des Accords d’Abraham », a déclaré Joshua Krasna, directeur du Center for Emerging Energy Politics in the Middle East. « C’est un choix stratégique qu’ils ont fait, chacun pour des raisons légèrement différentes. »
« Cette logique stratégique n’a pas changé. »
Pour les Émirats arabes unis, Israël est un partenaire tout indiqué car son économie complète celle des Émirats. Israël n’entre pas en concurrence avec ces derniers comme le font d’autres superpuissances énergétiques, et comme les Émirats arabes unis s’efforcent de diversifier leur économie, la scène technologique israélienne s’y prête bien.
Même si leur perception de leurs propres intérêts changeait radicalement, il est peu probable que les pays signataires des Accords d’Abraham reviennent sur leur reconnaissance d’Israël. Les dirigeants ont déjà payé le prix des accords auprès de leurs citoyens, et se retirer reviendrait à admettre qu’ils se sont lourdement trompés.
Un diplomate israélien, impliqué dans les Accords d’Abraham, a insisté sur le fait que les condamnations étaient la conséquence naturelle de tendances positives.
« Il y a plus de critiques parce qu’ils sont plus attentifs », a-t-il déclaré. « Nous sommes là maintenant, ils nous entendent plus, nous les entendons plus. »
Il a ajouté que les Accords d’Abraham avaient surpris toutes les parties concernées et qu’il faudrait du temps pour que chacun comprenne comment travailler les uns avec les autres.
Le diplomate prédit qu’après le ramadan, il y aura une hausse notable des visites mutuelles et que le Sommet du Néguev se réunira au Maroc.
Zaga a souligné qu’il existe de nombreux outils diplomatiques – réprimandes, rappel d’ambassadeurs – que les pays ont choisi de ne pas utiliser.
Les chiens aboient, mais la caravane passe
Le ralentissement des liens croissants n’est donc pas un signe que les Accords d’Abraham sont gravement menacés à ce stade, mais plus que les partenaires d’Israël attendent d’être sûrs que Netanyahu a bien le contrôle de son cabinet.
Ils veulent éviter un scénario dans lequel ils accueilleraient Netanyahu au palais quelques jours avant une nouvelle vague de violence entre Israël et les Palestiniens, ou une remarque qui ferait la Une des journaux de la part d’un ministre imprudent.
« La dernière chose dont un dirigeant comme le président des Émirats arabes unis Mohammed ben Zayed Al-Nahyane a besoin en ce moment, c’est de donner l’impression d’avoir été dupé ou escroqué et de donner aux Iraniens et aux islamistes des Frères musulmans un bâton pour le battre », a déclaré Hannah.
Si la position relativement faible de Netanyahu au sein de sa coalition a entraîné des tensions dans les Accords d’Abraham, celles-ci pourraient également permettre aux alliés arabes d’Israël de le pousser dans une direction plus confortable.
« Comme ce gouvernement a signé un accord de coalition stipulant qu’il ne ferait rien qui puisse nuire aux Accords d’Abraham, ils peuvent créer une contre-force pour faire pression sur Netanyahu afin qu’il modère l’extrême-droite », a déclaré Zaga.
« Les États du Golfe peuvent exercer une influence modératrice en Israël. »
Même si certains ministres continuent de parler à tort et à travers, les progrès se poursuivront, même s’ils sont lents et à l’abri des caméras.
« Comme le dit le proverbe, les chiens aboient, la caravane passe ; tout du moins pour l’instant et dans la plupart des domaines », a déclaré Hannah.
Jacob Magid a contribué à cet article.
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