De la ferme à la table, le mantra d’un restau israélien près de la Jordanie
Il aura fallu deux kibboutznikim, Yizhar Sahar et Hila Ronen Sahar, pour créer cette expérience culinaire unique dans ce lieu historique
Le restaurant, situé dans un bâtiment construit à base d’obus de mortier et autrefois utilisé pour faire entrer le bétail dans des wagons, est la définition même de la modération.
Il est à l’écart de la culture gastronomique de Tel-Aviv, le long de la route 90 dans la vallée du Jourdain, où on ne traverse que des champs, des serres et des troupeaux de chèvres soignées par les Bédouins.
C’est pourtant là que Yizhar Sahar et Hila Ronen Sahar ont créé un restaurant appelé Rutenberg reposant sur le principe « de la ferme à la table », à proximité de la frontière à mailles losangées où Israël jouxte la Jordanie et où un accord de location de terres entre les deux pays a récemment pris fin après un bail de 25 ans.
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Le restaurant se trouve à Naharayim, un endroit qui fait office de point de jonction entre deux rivières, le Yarmouk et le Jourdain (nahar signifie rivière en hébreu ; naharayim signifie deux rivières). Des roseaux obstruent les berges, et des poissons-chats nagent dans les eaux troubles.
Situé sur le rift syro-africain, Naharayim est un lieu crucial depuis des siècles, marqué par trois ponts. Le premier a été construit par les Romains, le second par les Ottomans en 1904 pour le train qui reliait Haïfa à Damas et le troisième par les Britanniques en 1925 pour une route desservant l’autoroute Haïfa-Bagdad.
Le milieu du pont construit par les Turcs constitue techniquement la frontière, et les fenêtres du restaurant sont blindées, par précaution. Mais depuis l’intérieur de Rutenberg, le cadre est assez bucolique, avec une vue sur les cormorans assis sur les branches d’un arbre voisin et le tintement des cloches du troupeau de chèvres qui se trouve à proximité.
Également appelée « île de la paix », la soixantaine d’hectares de terre de cette région appartient à la Jordanie, mais est utilisée par les Israéliens depuis deux décennies et demie. Les fermiers et les touristes pouvaient passer la frontière sans difficulté.
C’était le cas jusqu’en novembre dernier, lorsque la Jordanie a brusquement refusé de renouveler l’accord qui permettait à Israël d’accéder à la région, signe des légères frictions qui persistent entre les deux pays. Avec l’Égypte, la Jordanie est l’un des deux pays arabes avec lesquels l’État juif a conclu un accord de paix.
Rutenberg, bien que situé juste à la frontière, n’est pas affecté par cette modification du contrôle des terres, a assuré Ronen Sahar.
« Personne n’y pense vraiment », a-t-elle dit. « Tout est discuté tranquillement. »
En 1927, l’ingénieur juif russe Pinhas Rutenberg concluait un accord avec l’émir Abdullah de Transjordanie pour construire une centrale électrique pour la région. La centrale et ses trois barrages ont fourni de l’électricité des deux côtés de la frontière jusqu’à ce qu’elle explose lors de la bataille de 1948 pour l’indépendance d’Israël.
Le kibboutz Gesher, construit ici en 1939, fut la première implantation dans la région à résister à une attaque de la Légion arabe, quand 120 membres se sont terrés dans le bunker pendant de nombreuses heures. Ce kibboutz a été reconstruit à proximité (le couple de restaurateurs loue le terrain au kibboutz).
Un portrait de Rutenberg, l’immigrant russe qui a fondé l’ancêtre de la Corporation électrique israélienne, est accroché dans le restaurant qui porte son nom. Le décor est simple et propre : huit tables en bois avec des chaises, des serviettes en tissu (« Je suis une adepte des serviettes lourdes », commente Ronen Sahar) et des assiettes pour les plats savoureux préparés par ses soins et son équipe dans la toute petite arrière-cuisine.
Les pains – tous faits-maison avec de la farine moulue à partir de leur propre blé – comprennent une focaccia au beurre et de généreuses tranches servies avec des fromages locaux et une confiture apportée de France l’été dernier. Les oignons rôtis sont remplis d’une pâte de tomates et de noix, et des tranches de radis frais sont garnies de cubes de fromage salé et d’une rondelle d’oignon vert.
Le premier plat se compose d’un topinambour crémeux saupoudré de chips de topinambour salées, d’un morceau de chou rôti et de lentilles noires chaudes servies avec de l’aubergine fumée et de la crème fraîche, le tout servi sur une poterie fabriquée par un céramiste du coin.
Et ce n’est que le premier plat. Le bœuf et la volaille élevés localement sont également au menu, ainsi que des morceaux de poisson (ils recherchent un fournisseur bio pour leurs fruits de mer) dans une savoureuse assiette de riz sauvage et de légumes grillés. Ils énumèrent chacun de leurs fournisseurs – tous situés à moins d’une demi-heure de route – sur la dernière page du menu dactylographié, car ils font tous partie de l’histoire de ce restaurant.
Ce n’est pas le seul restaurant raffiné de la région ; ils sont 19 dans la région de la vallée du Jourdain, sans compter les chaînes de restauration rapide situées non loin, à la jonction de Tzemah, près de la mer de Galilée.
Leurs clients sont des visiteurs et des touristes étrangers qui s’arrêtent pour déjeuner ou dîner en route vers le nord (ils servent également le brunch le vendredi et le samedi, et le restaurant est fermé le dimanche).
« Nous continuons d’apprendre de nouvelles choses », a indiqué Ronen Sahar, qui se met quotidiennement en quête de légumes verts servis pendant les mois d’hiver, ainsi que de câpres, d’arroche et de ficoïde. « Nous n’avions pas cette vision particulière. Chaque étape apporte en quelque sorte la suivante. »
Elle sonde les terres tout autour, y compris à l’intérieur de la clôture frontalière, ouvrant la serrure avec une clé empruntée au seul soldat israélien qui fait son service ici.
Des panneaux en chinois sont accrochés à la clôture, pour les ouvriers chinois qui vivent et travaillent dans la région sur une nouvelle centrale électrique construite par Israël.
« Ils se promènent beaucoup, et les frontières n’ont pas beaucoup d’importance pour eux », explique Ronen Sahar.
La frontière ne semble pas non plus perturber le duo de restaurateurs.
Ils vivaient à Tel Aviv, où lui travaillait comme chef cuisinier et elle était une experte en vin affairée à conseiller et à en acheter pour différentes entreprises, lorsqu’ils ont réalisé que leur vie de jeunes parents d’une fille (ils ont maintenant deux enfants) était tout simplement trop compliquée.
En quelques mois, ils ont déménagé et se sont établis au Kibboutz Afikim, là où Izhar Sahar est né et a grandi, et là où vivent encore ses parents, à cinq minutes du restaurant (elle aussi a grandi dans un kibboutz – à Tzora, près de Jérusalem).
Ils ont acheté le restaurant au beau-frère d’Izhar, et ce dernier, chef autodidacte qui a commencé à cuisiner par besoin d’argent au cours d’un séjour prolongé en Australie, a passé les deux premières années à découvrir la vie de propriétaire de restaurant.
« Ce n’était pas des conditions aussi dures ou mauvaises que le travail agricole, donc j’ai beaucoup aimé », s’exclame l’éternel kibboutznik. « Et pourtant, le travail agricole a été la meilleure chose que j’ai pu faire pour ma cuisine ».
Il aime expérimenter avec les ingrédients, qu’il s’agisse de saumurage, de fermentation ou de cuisine moléculaire. Sur les rebords profonds de la fenêtre du restaurant, des livres de cuisine examinant les tables palestiniennes et israéliennes locales, les vins de France et les secrets d’un jardin fourrager.
A l’extérieur, sur le terrain étendu qui entoure le restaurant, une installation de biogaz alimentée par l’ensemble des matières organiques recueillies produit suffisamment de gaz pour approvisionner la cuisine six heures par jour, pour la cuisson des bouillons et des soupes. A proximité, les grands jardins sont en cours de développement, avec notamment des arbres fruitiers, des végétaux. Ils prévoient de remettre en service un ancien château d’eau qui fournira suffisamment d’eau pour l’ensemble des terrains.
Le couple Sahar a découvert que tandis qu’il travaillait dur pour faire de son restaurant une réussite, il avait davantage de temps dans sa nouvelle vie, dans la campagne, que ce n’était le cas en ville.
« Nous ne sommes pas à Tel Aviv et n’avons pas 10 000 personnes à notre porte chaque jour », explique l’un d’eux. « On n’est pas en permanence en train de courir ».
Mais ils sont aidés par leurs enfances respectives dans un kibboutz, se réveillant tous les matins pour aller chercher de la nourriture, ramasser du blé ou préparer de la pâte à pain pour la journée.
« Nous avons été élevés dans la conscience de l’éthique de travail », explique-t-il, « et cela fait partie de notre réussite ».
« C’est plus facile de faire ce que nous faisons parce que nous sommes des kibbutznikim« , dit-elle. « Nous comprenons comment fonctionne la nature – mieux que ceux qui sont originaires de la ville. Nous voyons le cycle de la nature ».
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